| Focus 2/3 | Les extinctions massives dans les temps géologiques

L’espèce pour le paléontologue

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La paléontologie n’a pas accès aux mêmes informations que la biologie pour identifier et différencier les espèces. Les fossiles, qu’il s’agisse de restes intacts de parties dures (carapaces, coquilles…), de leur moulage dans les sédiments, ou très exceptionnellement d’empreintes ou de moules de tissus mous, ne contiennent plus de molécules d’ADN identifiables ou suffisamment conservées pour être encore informatives. La définition d’une espèce fossile repose donc seulement sur la morphologie des restes retrouvés (même si cette morphologie est aujourd’hui analysée en détail à l’aide de logiciels, reconstituée virtuellement en trois dimensions et comparées à d’autres au moyen d’outils statistiques sophistiqués).

crane triceratops
Figure 1. Crâne de Triceratops, exposé au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris. [Source : © C. Langlois].
Le paléontologue définit donc des morpho-espèces : pour chacune, il décrit en détail un fossile bien conservé, considéré comme représentatif (l’holotype) et si possible plusieurs autres fossiles censés illustrer la variabilité morphologique de l’espèce (les paratypes). Il suppose qu’une différence de morphologie « suffisamment nette » entre deux populations de fossiles implique une séparation génétique poussée, suffisante pour que les individus des deux groupes n’aient pas pu se croiser et qu’ils aient donc représentés deux espèces différentes. Par conséquent, par rapport à la biodiversité décrite par le biologiste, le paléontologue peut aussi bien surestimer le nombre d’espèces représentées par ses fossiles, que le sous-estimer :

  • Surestimation : des organismes actuels morphologiquement distincts sont pourtant encore suffisamment proches génétiquement pour s’hybrider : c’est le cas de l’ours polaire et du grizzly, par exemple ; on en fait néanmoins deux espèces morphologiques. Dans le cas des fossiles, des organismes d’une même espèce mais à différents stades de croissance peuvent différer suffisamment pour qu’on les ait décrits comme des espèces différentes : le cas a été proposé, entre autres, pour certains dinosaures de la fin du Crétacé trouvés au Wyoming, en Amérique du Nord : les différentes espèces définies dans le genre Triceratops (Figure 1) n’en représenteraient en réalité qu’une seule ; pire encore, les fossiles attribués au genre voisin Torosaurus seraient eux aussi des Triceratops . Chez ces animaux, la forme du crâne, la taille et l’orientation des cornes, l’ornementation de leur collerette, etc. changeaient fortement au cours de la croissance, donnant des morphologies nettement distinctes.
  • Sous-estimation : des organismes de morphologies quasi-identiques peuvent présenter une divergence génétique très nette : les biologistes parlent alors de complexe d’espèces cryptiques. Morphologiquement, le paléontologue n’y verra qu’une seule espèce.

En réalité, la paléontologie sous-estimera toujours la paléo-biodiversité, puisqu’il est probable que certaines espèces ne sont pas représentées du tout dans le registre fossile ; mais les biologistes n’ont eux aussi que des estimations de la biodiversité actuelle.

De plus, le paléontologue ne peut généralement pas décompter toutes les espèces qui coexistaient à un moment très précis du passé, mais seulement celles qu’ils rencontrent dans les mêmes couches sédimentaires correspondant à un certain intervalle de temps (100 000 ans ou 1 million d’années, par exemple). Comparer directement la biodiversité inventoriée par l’écologie scientifique et la paléo-biodiversité répertoriée par la paléontologie n’a donc pas beaucoup de sens.

Les paléontologues qui tentent d’estimer cette paléo-biodiversité s’intéressent donc plus aux variations de celle-ci au cours des temps géologiques qu’à sa valeur absolue à un moment donnée. Ils s’attachent aussi à prendre en compte les problèmes qui peuvent biaiser artificiellement leur décompte des espèces fossiles (période de mauvaise fossilisation, qualité des fossiles, effort de collecte et d’étude différents selon les groupes d’organismes considérés [1], etc.). Ce n’est qu’une fois ces sources d’erreur prises en compte qu’ils peuvent rechercher des causes écologiques aux fluctuations de la paléo-biodiversité.

 


Références et notes

[1] Certains groupes d’organismes sont largement moins fréquents que d’autres dans les collections de fossiles, ou moins étudiés et par moins de chercheurs, donc forcément moins bien connus : si l’on ne manque pas de spécialistes des dinosaures, les experts des micro-arthropodes sont bien plus rares…