| Focus 2/5 | Quelles réponses de la biodiversité aux changements globaux ?

Quelle stratégie démogénétique pour les abeilles ?

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La caractérisation des espèces par un ensemble de traits d’histoire de vie – tels que l’âge de reproduction et la fécondité – opposant deux grands types de stratégies démographiques (ou démogénétiques), l’une (dite r) de multiplication rapide et dispersion en habitat instable ou éphémère, et l’autre (dite K) de survie et compétition en habitat stable ou prévisible, est une heuristique stimulante mais pas un cadre conceptuel complet et rigoureux. Ainsi, de nombreuses espèces combinent des traits de vie a priori typiques de ces deux stratégies opposées. C’est le cas notamment des insectes sociaux et autres espèces dites eusociales, telles que rats taupes et mangoustes naines, qui s’illustrent tout à la fois par la grande fécondité des reproducteurs (caractéristique a priori de type ‘r’) et les soins prodigués aux jeunes (caractéristique de type ‘K’).

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Figure 1. Reine entourée d’ouvrières, au sein d’une ruche. [Source : Waugsberg, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons]
Le paradoxe de cette combinaison a priori incompatible de traits de vie, chez les abeilles domestiques et autres espèces eusociales, tombe bien vite cependant quand on se rappelle qu’il ne s’agit pas des mêmes individus : c’est la « reine » de la colonie d’abeilles –ou le couple « royal » chez les termites, de même que le couple « alpha » chez les mammifères eusociaux- qui donne naissance à de nombreux rejetons, mais ce sont les « ouvrier(e)s » (chez les insectes sociaux) ou les « aides parentaux » (chez les mammifères et oiseaux eusociaux) qui se chargent de les nourrir et de les défendre.

En d’autres termes, lorsqu’elle implique l’aide d’autres membres du groupe (adultes ou subadultes), l’évolution des soins aux jeunes relâche les contraintes sur la fécondité des reproducteurs, tout en restreignant celle des aides parentaux – dont la maturation sexuelle, chez les espèces eusociales, est inhibée par la présence d’un adulte reproducteur de même sexe dans la colonie.

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Figure 2. Essaimage d’une colonie d’abeilles. La reine est accompagnée de milliers d’ouvrières, à la recherche d’un site favorable à l’installation d’une nouvelle colonie. [Source : Fir0002/Flagstaffotos, CC BY-NC, via Wikimedia Commons]
Quelle est donc la stratégie démogénétique des abeilles domestiques et autres espèces eusociales ? Libérée des soins aux juvéniles comme des activités d’entretien et défense de la colonie, qui plus est nourrie par ses « ouvrières », la « reine » d’une colonie d’abeilles peut pondre des dizaines de milliers d’œufs chaque année… mais son succès de reproduction se mesure au nombre de ses descendants (de première ou deuxième génération) se reproduisant à leur tour. Il s’agit des nouvelles reines formées chaque année par la colonie, qui après s’être accouplées lors d’un vol dit nuptial parviennent à fonder une nouvelle colonie à l’aide de leurs sœurs ouvrières asexuées, et des éventuels mâles sexués ayant réussi à féconder une future reine lors d’un vol nuptial. Or ce nombre – qui dépend de la quantité et qualité des ressources alimentaires locales (plantes à fleurs), des aléas climatiques et comme on le sait aujourd’hui de divers facteurs anthropiques [1] – est très faible : il ne compte que quelques individus tout au plus par ruche et par an.

Au total, malgré leur petite taille et la forte fécondité des femelles reproductrices, la stratégie démogénétique d’une colonie d’abeilles rejoint celle des espèces K’ par la fécondité/productivité limitée des groupes sociaux (colonies pour les espèces eusociales), la longévité des reproducteurs et les soins aux juvéniles, qui globalement réduisent la vulnérabilité des groupes sociaux aux variations imprévisibles de leurs habitats.

 


Notes et références

 Image de couverture. Abeille ouvrière chargée de pollen. [Source : ©  Jacques Joyard]

[1] Ellis, J., 2012. The honey bee crisis. Outlooks Pest Manag. 23:35–40.