Lamarck et Darwin : deux visions divergentes du monde vivant

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Les deux dernières décennies ont vu s’accumuler des données scientifiques sur les phénomènes dits épigénétiques, modifications de l’expression des gènes induites par l’environnement et transmises transitoirement à la descendance. Ceci a conduit des auteurs à faire le rapprochement avec le lamarckisme, certains vont même jusqu’à proposer l’élaboration d’une nouvelle théorie synthétique de l’évolution combinant les théories de Lamarck et de Darwin. Une comparaison des principes de base de ces deux théories montre que leurs visions du monde vivant sont trop divergentes pour être conciliables. Ceci n’enlève rien au fait que les recherches sur les phénomènes épigénétiques conduiront certainement à un enrichissement de la théorie darwinienne.

1. Conflits et confusions entre lamarckisme et darwinisme

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Figure 1. Portrait de Jean-Baptiste Lamarck (par Charles Thévenin) et page de garde de son ouvrage « Philosophie zoologique, ou Exposition des considérations relatives à l’histoire naturelle des animaux… » paru en 1809 [Source : portrait – Charles Thévenin [Public domain], via Wikimedia Commons. Page de garde : CC BY 4.0, via Wikimedia Commons]
La première théorie cohérente et solidement étayée sur l’évolution du vivant a été établie en 1800 par Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), grand naturaliste français, et publiée en 1809 dans son livre Philosophie zoologique (Figure 1).

Cinquante ans plus tard, en Angleterre, paraissait L’Origine des espèces où Charles Darwin (1809-1882) développait sa propre théorie sur la transformation des espèces par « descendance avec modification » (Figure 2). (Lire focus Darwin)

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Figure 2. Portrait de Charles Darwin (par John Collier, 1883 et page de garde de son ouvrage « The origin of species by mean of natural selection, on the … », édition de 1859 [Source : portrait – John Collier [Public domain], via Wikimedia Commons. Page de garde : domaine public]
Le grand point commun entre les théories de ces deux grands naturalistes est l’affirmation du fait évolutif, qui va à l’encontre du créationnisme, universellement admis jusque-là. Mais leurs conceptions du monde vivant divergent radicalement sur des questions aussi essentielles que l’origine de la vie et les mécanismes même de l’évolution. La Génétique, née au tout début du XXe siècle, a apporté des connaissances qui manquaient cruellement à Darwin. Elle a permis, dans les années 1940, l’élaboration de la théorie synthétique de l’évolution ou néodarwinisme. On aurait pu alors penser que le débat entre lamarckisme et darwinisme était clos.

Il n’en est rien, ces deux théories sont toujours l’objet de conflits et de confusions. Pour le grand public, l’évolution -quand elle est acceptée, ce qui est loin d’être toujours le cas [1] – est généralement comprise sur un mode lamarckien. C’est-à-dire que les modifications évolutives se produisent sous l’influence plus ou moins directe de l’environnement. Le processus darwinien, qui implique que des variations génétiques fortuites puissent être à la base de transformations biologiques importantes (voir plus loin), heurte le sens commun.

De façon assez surprenante, ces conflits et confusions se rencontrent également chez des biologistes, philosophes et historiens des sciences. Conflits qui sont souvent liés à un rejet profond du darwinisme, pour des motivations non scientifiques (Lire Théorie de l’évolution : incompréhensions et résistances). Confusions qui sont dues à des incompréhensions ou à des difficultés d’interprétations. C’est notamment le cas avec certains écrits de Lamarck sur l’apparition de la vie, qui sont ambigus, pour ne pas dire contradictoires [2].

Cette situation s’est accentuée depuis deux décennies avec l’importance acquise par les empreintes épigénétiques du génome, dont il est question dans plusieurs articles de cette encyclopédie (Adaptation : répondre aux défis de l’environnement ; L’épigénétique, le génome et son environnement ; L’adaptation des organismes à leur environnement). Très brièvement, il s’agit de modifications chimiques de l’ADN (ou des protéines qui l’entourent), mais qui ne changent pas la séquence des bases azotées (ce ne sont donc pas des mutations) et sont réversibles. Elles sont en général déclenchées par des situations de stress et influent sur l’expression des gènes, souvent dans un sens adaptatif. Elles peuvent être transmises aux descendants pendant quelques générations, on parle alors de mémoire épigénétique ou d’effet transgénérationnel. Ce type de phénomène, connu depuis longtemps, fait l’objet d’un renouveau d’études depuis le début du siècle (Lire L’épigénétique, le génome et son environnement).

Cet effet transgénérationnel, bien qu’il soit transitoire, peut rappeler l’hérédité des caractères acquis dont il sera question plus loin. Un phénomène qui est souvent, et à tort, considéré comme la principale caractéristique de la théorie de Lamarck. Ceci a conduit des biologistes à relancer le débat sur une possible réactualisation de celle-ci. Certains vont même jusqu’à évoquer la nécessité d’une synthèse entre les deux théories. Nous verrons que les divergences considérables qui existent entre elles ne plaident pas en faveur de cette idée.

Ce sujet sera traité ici du strict point de vue biologique, en comparant les principes de base de ces théories et les visions du monde vivant qui en découlent, notamment sur l’origine de la vie et sur les mécanismes de transformation des espèces. On pourra lire également dans l’Encyclopaedia Universalis un article de Laurent Loison et Francesca Merlin, qui aborde ce problème sous l’éclairage de l’histoire et de la philosophie des sciences [3].

2. L’origine des êtres vivants et leur parenté généalogique

Dans la vision de Lamarck, les organismes les plus « simples » ou les plus « imparfaits » apparaissent en permanence par « génération spontanée » ou « génération directe ». Il écrit dans la Philosophie zoologique : « Dans sa marche, la nature a commencé, et recommence encore tous les jours (ndlr : c’est nous qui soulignons) par former les corps organisés les plus simples et elle ne forme directement que ceux-là, c’est à dire que ces premières ébauches de l’organisation, qu’on a désignées par l’expression de générations spontanées ».

Notons au passage qu’à la lumière des connaissances actuelles sur l’extraordinaire complexité des cellules vivantes les plus élémentaires et sur l’origine de la vie, cette idée de génération spontanée permanente fait sourire. De même que le qualificatif ‘simple’ pour les organismes vivants (Lire les articles L’origine de la vie vue par un géologue qui aime l’astronomie ; Il était une fois la vie… et Origine des premières cellules : le point de vue de l’ingénieur).

Lamarck imagine que ces organismes primitifs se complexifient peu à peu au cours des temps géologiques pour aboutir à tous les êtres vivants existants. Une complexification qui est synonyme pour lui de perfectionnement et qui résulterait d’une propriété inhérente au vivant sur laquelle nous reviendrons.

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Figure 3. Représentation de la phylogénie des espèces animales selon Lamarck. A gauche, schéma extrait de son ouvrage « Philosophie zoologique » (1809) montrant la complexification des espèces. A droite, représentation de l’évolution des organismes vivants au cours du temps. Apparus par génération spontanée, les organismes se complexifient au cours du temps. Il n’y a pas de filiation entre deux lignées distinctes. La succession des types d’organisation représentée dans la figure de Lamarck se reproduit dans chaque lignée indépendante par filiation généalogique. [Source : extrait ouvrage – Domaine public. Schéma : Bregliano.]
Donc, pour Lamarck, des générations spontanées se produiraient fréquemment et, à chaque fois, le processus de complexification se répéterait (bien que sur ces deux points ses écrits soient parfois ambigus). Ainsi, depuis l’origine de la planète, les organismes les plus simples apparaîtraient spontanément à partir de la matière inerte et initieraient à maintes reprises des séries qui évolueraient parallèlement (Figure 3). A l’intérieur de chacune de ces lignées la filiation existe, du plus simple au plus complexe, mais il ne peut y avoir aucune parenté généalogique entre les lignées.

Lamarck postule également que les végétaux et les animaux primitifs apparaissent par deux voies indépendantes. Il a également admis deux voies séparées pour les animaux. L’une, relativement courte, qui commence par ce que l’on appelait à l’époque les ‘infusoires’ (micro-organismes unicellulaires) et l’autre, plus longue, qui commence par les vers les plus simples et conduit jusqu’aux vertébrés (Figure 3). En bref, dans la théorie lamarckienne, le monde vivant serait composé de multiples lignées successives et indépendantes. Il n’y aurait pas d’ancêtre commun unique.

Darwin, quant à lui, ne parle pas de l’apparition de la vie dans L’Origine des espèces, si ce n’est pour dire que les connaissances de son époque ne permettaient pas de l’aborder. Il en est parfois question dans sa correspondance, notamment dans une lettre de 1871 à son meilleur ami Joseph Hooker. « On dit souvent que toutes les conditions pour la première production d’un organisme vivant qui sont maintenant réunies, pourraient ne l’avoir jamais été. Mais si (et oh, quel grand si) nous pouvions concevoir, dans quelque petite mare chaude, en présence de toutes sortes de sels d’ammoniac et d’acide phosphorique, de lumière, de chaleur, d’électricité, etc., qu’un composé de protéine fût chimiquement formé, prêt à subir des changements encore plus complexes, actuellement une telle matière serait instantanément dévorée ou absorbée, ce qui n’aurait pas été le cas avant l’apparition des créatures vivantes ».

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Figure 4. A gauche, diagramme dans lequel Darwin décrit le principe de la « descendance avec modification ». C’est le seul schéma qui ait été publié dans « L’Origine des Espèces ». A droite, ébauche d’un arbre phylogénétique par Darwin, schéma extrait du 1er carnet de notes (dit carnet B) sur la « Transmutation des Espèces » (1837–1838). Darwin décrit très clairement ici ses idées sur l’apparition et l’extinction des espèces. [Sources : Domaine public]
Donc pour Darwin, l’apparition de la vie n’a pu se produire que dans un monde encore abiotique, par un processus très lent. Il refuse l’idée de génération spontanée permanente, ce qui est universellement admis depuis Pasteur [4]. Il en résulte que tous les êtres vivants de la planète sont issus de cette forme ancestrale de vie (Figure 4). Dans la conclusion de L’Origine des espèces il écrit : « …tous les  êtres organisés qui ont vécu sur la terre descendent probablement d’une même forme primordiale dans laquelle la vie a été insufflée à l’origine ».

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Figure 5. Schéma résumant la phylogénie des espèces à partir d’un ancêtre commun appelé LUCA (pour Last Universal Common Ancestor, Dernier ancêtre commun universel) [Source : Domaine public].
Cette vision est tout à fait en accord avec les recherches scientifiques modernes qui essaient de comprendre les caractéristiques de cette forme ancestrale primordiale, dénommée LUCA pour Last Universal Common Ancestor (Figure 5). A ce sujet, on peut consulter les vidéos du remarquable colloque « Les origines de la vie » organisé en 2013 par l’Académie des Sciences [5].

On voit donc que dès le départ, sur l’origine même de la vie, les théories de Lamarck et de Darwin relèvent de deux visions très différentes de la structure du monde vivant.

Il existe au moins deux autres différences importantes entre ces théories. Comme elles concernent toutes deux les modalités de l’évolution, elles sont très intriquées entre elles ; mais pour la clarté de l’exposé nous les présenterons séparément.

3. Les mécanismes des transformations évolutives

Nous entrons là dans ce qui est vraiment le cœur de la théorie de Lamarck. Selon lui, les variations des individus qui sont à la base de la transformation des espèces se produisent sous l’effet de circonstances extérieures entraînant des « besoins », eux-mêmes à l’origine d’« actions » ou « efforts », qui vont créer des « habitudes ». Citons-le : « La seconde conclusion est la mienne propre : elle suppose que, par l’influence des circonstances sur les habitudes, et qu’ensuite par celle des habitudes sur l’état des parties de l’animal, et même sur celui de l’organisation, chaque animal peut recevoir dans ses parties et son organisation, des modifications susceptibles de devenir très considérables. ».

Dans le même chapitre VII de Philosophie zoologique il énonce une première loi : « Dans tout animal qui n’a point dépassé le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et soutenu d’un organe quelconque, fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit (…) ; tandis que le défaut constant de tel organe, l’affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés et finit par le faire disparaître ».

Chez les plantes, Lamarck est amené à proposer une influence encore plus directe du milieu sur l’organisme car, bien sûr, on ne peut parler d’efforts et d’habitudes chez les plantes ! Dans sa théorie, les variations sont donc toujours induites, plus ou moins directement, sous l’influence des conditions extérieures.

Depuis la découverte des mutations génétiques, au début du XXe siècle, les néolamarckiens ont dû intégrer l’idée que ces mutations sont à la base des variations. Ils ont alors imaginé qu’elles devaient être dirigées par le milieu, sur des gènes précis, pour adapter l’organisme à son environnement. Mais cette idée est en contradiction avec toutes les recherches expérimentales réalisées depuis les années 1940. La dernière en date et l’une des plus démonstratives a été publiée en 1997 par une équipe américaine [6]. Nous y reviendrons plus loin.

A partir de ces variations induites, la transformation des espèces se ferait sous l’impulsion d’une tendance à la complexification croissante, au moins chez les animaux. C’est elle qui aurait le rôle ‘moteur’ dans l’évolution. Mais d’où viendrait cette tendance ? Elle serait une propriété immanente aux êtres vivants qui les pousse irréversiblement vers toujours plus de complexité. C’est donc une loi de la nature qui ne demande aucune explication. Notons au passage que, dans la même logique, Lamarck ne croyait pas aux extinctions d’espèces, sauf celles détruites par les actions humaines. Pour lui les espèces se transforment en se complexifiant mais ne s’éteignent pas.

Lamarck se voulait pourtant très matérialiste et répète souvent que le vivant n’obéit qu’à des lois physiques. On peut admettre que la référence à « l’Auteur suprême de toutes choses », fréquente dans ses écrits, relève de l’opportunisme politique (Napoléon n’appréciait guère que l’on néglige le rôle du Bon Dieu !). Il n’en reste pas moins que cette poussée vers la complexification, propriété exclusive du monde vivant selon lui, rappelle singulièrement le vitalismeDoctrine philosophique qui pose l’existence d’un principe vital distinct à la fois de l’âme pensante et des propriétés physico-chimiques du corps, gouvernant les phénomènes de la vie (définition d’André Lalande)..

On remarquera que cette tendance à la complexité, ainsi que l’influence du milieu sur les modifications, fonctionnent toutes deux comme un anti-hasard. La part d’aléatoire dans la transformation des espèces est donc limitée chez Lamarck. C’est d’ailleurs ce qui séduit beaucoup de gens dans sa théorie, y compris des biologistes et des philosophes des sciences.

Darwin, pour sa part, conteste fortement que les conditions extérieures soient la cause des variations. Dans l’introduction de L’Origine des espèces, il écrit : « Les naturalistes assignent, comme seules causes possibles aux variations, les conditions extérieures, telles que le climat, l’alimentation, etc….Cela est peut-être vrai dans un sens très limité, comme nous le verrons plus tard ; mais il serait absurde d’attribuer aux seules conditions extérieures la conformation du pic, par exemple, dont les pattes, la queue, le bec et la langue sont si admirablement adaptés pour aller saisir les insectes sous l’écorce des arbres…. ». Il refuse aussi l’idée d’une force poussant à la complexité croissante, qu’il trouve « sotte ».

Dans la théorie darwinienne, les principales forces en jeu sont des variations héréditaires « spontanées et accidentelles » à partir desquelles opère la sélection naturelle (voir Figure 4 ; Lire Théorie de l’évolution : incompréhensions et résistances). C’est cette dernière qui joue le rôle de ‘moteur’ de l’évolution, Les variations accidentelles ne constituent que le ‘matériau’ de base. Darwin écrit : « Je suis convaincu que la sélection naturelle a joué le rôle principal dans la modification des espèces, bien que d’autres forces y aient aussi participé ».

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Figure 6. Schéma résumant la transformation évolutive des espèces selon Lamarck (A) et Darwin (B).  Chez Lamarck (A1 à A3), cette transformation se produit sous l’effet de circonstances extérieures entraînant des « besoins » : ici, le cou de la girafe va s’allonger (flèches) afin qu’elle puisse se nourrir des feuilles hautes des arbres. Pour Darwin, les variations héréditaires « spontanées et accidentelles » au sein d’une espèce vont augmenter sa diversité (B1) et c’est à partir de cela qu’opère la sélection naturelle : dans l’exemple de la girafe, il existe des variations de taille du cou chez un ancêtre de la girafe et l’environnement (la hauteur des branches) va servir de crible de sélection ; les individus à long cou se reproduiront plus efficacement parce que mieux nourris (B2). [Source : schéma réalisé à partir du dessin de Solarist (Own work) [CC BY 3.0], via Wikimedia Commons. Photo – © Jacques Joyard]
Le processus évolutif darwinien n’implique donc aucune finalité. Le couple variation accidentelle/sélection n’a d’autre résultat que la meilleure adaptation d’une population à un moment donné dans un environnement donné, avec une part non négligeable d’aléas (voir focus Les aléas de l’évolution). Par lui-même, ce processus n’implique aucune tendance à la complexification, encore moins à la perfection. Il peut y avoir acquisition de nouvelles fonctions mais aussi perte de fonctions, donc simplification, ce qui est souvent observé chez des parasites. Sans compter les extinctions d’espèces, voire de groupes zoologiques entiers, non admises par Lamarck. Les évolutionnistes darwiniens disent volontiers que si l’évolution devait recommencer, il n’y a aucune raison de penser qu’elle suivrait le même chemin. Là encore, le fossé est grand entre les visions lamarckienne et darwinienne.

4. La transmission des modifications à la descendance

Revenons à la question déjà évoquée de l’hérédité des caractères acquis, expression souvent associée à Lamarck, mais qui lui est en fait bien postérieure. Ce troisième point est nettement moins clivant que les deux précédents, mais important quand même vis-à-vis des connaissances accumulées en génétique.

Sous la plume de biologistes ou d’historiens des sciences, cette hérédité de l’acquis est tantôt présentée comme une analogie entre les théories de Lamarck et Darwin, tantôt comme la seule grande différence entre elles. Il est donc difficile aux non-spécialistes de s’y retrouver. Essayons de clarifier.

Rappelons tout d’abord qu’à l’époque de Lamarck comme de Darwin, on ne connaissait rien aux mécanismes de l’hérédité [7]. Il fallait donc essayer de comprendre pourquoi les chiens ne font pas des chats…, entre autres !

Puisque, dans le lamarckisme, les variations se produisent sous l’influence du milieu, elles ne sont donc pas, d’emblée, héréditaires (aujourd’hui on dit : elles ne sont pas génétiques, mais uniquement phénotypiques). Cependant, pour qu’elles jouent un rôle dans la transformation des espèces, il faut absolument qu’elles soient héritables, d’où la deuxième loi de Lamarck : « Tout ce que la nature a fait perdre ou acquérir par l’influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée (…) elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus ».

Donc les caractères acquis sous l’influence du milieu seraient transmis aux descendants. Ce n’était d’ailleurs pas une hypothèse propre à Lamarck, il reprenait une idée considérée à son époque, et déjà depuis l’antiquité, comme allant de soi, mais contredite par les recherches effectuées depuis un siècle.

Darwin n’exclut pas totalement que certains caractères acquis sous influence directe du milieu deviennent héréditaires. Il avait même remis au goût du jour une hypothèse très ancienne (la pangenèseHypothèse inspirée d’idées très anciennes et proposée par Darwin pour expliquer l’hérédité, mais aussi la reproduction et le développement. De très petites particules (gemmules) seraient produites par les différentes parties du corps et transmises aux organes reproducteurs. Darwin la considérait lui-même comme très spéculative et provisoire.), datant d’Hippocrate (460-370 avant J.-C.), pour expliquer l’hérédité en général et qui pouvait aussi expliquer cette hérédité de l’acquis. Mais pour lui ce ne pouvait être, au mieux, qu’un mécanisme secondaire. Concernant la pangenèse, il écrivait lui-même que cette hypothèse était très spéculative et provisoire. Il considérait que les seules variations importantes pour la transformation des espèces sont celles qui sont héréditaires, celles que l’on dit aujourd’hui « génétiques » (Lire Le génome entre stabilité et variabilité). Il écrit, dès le premier chapitre de L’Origine des espèces : « Toute variation non héréditaire est sans intérêt pour nous ». Une phrase que peuvent reprendre à leur compte les éleveurs et les agronomes qui créent de nouvelles races et variétés.

En résumé, l’hérédité des caractères acquis est absolument nécessaire à la théorie de Lamarck. Dans l’optique darwinienne, elle ne fait pas partie intégrante de la théorie, même si Darwin ne l’exclut pas totalement dans certains cas.

5. Les multiples résistances au darwinisme

Ce rapide aperçu des différences essentielles entre les deux théories montre qu’elles relèvent de visions du monde vivant difficilement conciliables (voir Tableau). Parler d’une nouvelle synthèse entre darwinisme et lamarckisme à partir des phénomènes épigénétiques n’est donc pas pertinent et ne peut être que source de confusion. Il n’en reste pas moins que ces phénomènes amèneront certainement à enrichir la théorie synthétique, comme cela a été évoqué dans un autre article sur ce site (Lire L’adaptation des organismes à leur environnement), mais il est encore trop tôt pour en dire plus.

Tableau. Quelques différences majeures entre les idées de Lamarck et de Darwin
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Mais il faut ici élargir le débat sur cette propension à remettre en cause les mécanismes de base de la théorie darwinienne. Elle n’a rien de nouveau, c’est un phénomène récurrent depuis la publication de L’Origine des espèces en 1859, relancé après l’élaboration de la théorie synthétique, dans les années 1940. Dès que de nouveaux faits expérimentaux semblent en désaccord avec cette théorie, des journalistes, mais aussi des scientifiques, saisissent l’occasion de la remettre en cause, même quand les auteurs des travaux en question se reconnaissent eux-mêmes dans le courant darwinien.

Deux exemples récents sont très emblématiques de cette tendance. Le premier concerne les travaux d’un chercheur japonais, Motoo Kimura, publié à partir de 1968. Il a publié une synthèse de son travail en 1983 dans un ouvrage intitulé The neutral theory of molecular evolution, dont la traduction française est parue en 1990 [8]. Brièvement, Kimura met en avant le fait que parmi toutes les mutations de l’ADN, révélées par les techniques biochimiques, beaucoup doivent être neutres vis-à-vis de la sélection naturelle. À l’époque, des journalistes et des biologistes (qui n’avaient manifestement pas lu ses textes), l’ont utilisé contre le néodarwinisme sur le thème : « toutes les mutations sont neutres donc la sélection naturelle ne joue aucun rôle dans l’évolution ». C’était le pilier central de la théorie darwinienne qui était visé.

Kimura a publié des démentis très fermes car il n’a jamais écrit que toutes les mutations étaient neutres. Ses travaux ne se situent pas du tout hors de la théorie darwinienne ; tout un chapitre de son ouvrage est d’ailleurs consacré à la sélection naturelle. Ses conclusions sont maintenant largement admises par les évolutionnistes et les généticiens des populations (Lire Polymorphisme génétique et sélection).

Le second exemple est plus récent et plus édifiant encore. Il a pour point de départ des expériences réalisées en 1987 sur le colibacille par un grand généticien américain, John Cairns. Il a utilisé une souche portant un gène défectif responsable d’une carence nutritive en sucre, carence qui empêche les bactéries de se reproduire mais ne les tue pas. Il observe que le taux de mutations reverses (gène redevenu fonctionnel) est bien plus élevé en condition de carence que dans des conditions normales. Il était alors légitime de se demander si ce taux anormal de réversions ne serait pas dû à des mutations dirigées par le milieu, ciblées précisément sur le gène défectif pour le rendre à nouveau fonctionnel. De nombreux laboratoires se sont attelés au problème et une controverse scientifique de haut niveau s’est déroulée pendant 10 ans.

Elle a été tranchée en 1997 par de remarquables expériences de l’équipe de Susan M. Rosenberg déjà citée plus haut [6]. Cette équipe a démontré que la rapidité d’apparition des mutations reverses était due à l’induction, par la situation de carence, d’un taux de mutagenèse inhabituellement élevé ; mais celle-ci opérait partout dans le génome, sans aucun ciblage sur le gène défectif. Un résultat tout fait conforme au néodarwinisme. Cette augmentation du taux de mutation, déclenchée par des conditions de stress, est également abordée dans un autre article sur ce site, à propos de la ‘réponse SOS’ (Lire Le génome entre stabilité et variabilité).

Ce qui est particulièrement significatif, c’est que pendant les premières années de la controverse on a pu lire, y compris dans des revues scientifiques spécialisées, réputées sérieuses, des articles d’une virulence extrême contre le néodarwinisme, qualifié entre autre de « théorie absurde dont on allait enfin être débarrassés ».

Nous remarquerons que les attaques suscitées par ces deux types de travaux touchent au cœur même des différences entre darwinisme et lamarckisme : la sélection naturelle dans le premier cas et le caractère aléatoire des mutations dans le second. Il est difficile de ne pas y voir un désir de retour au lamarckisme. Certaines des réactions au sujet de l’épigénétique pourraient bien s’inscrire dans ce même courant.

Des éléments d’explication sur cet engouement persistant pour la vision lamarckienne ont été évoqués dans un autre article déjà cité (Lire Théorie de l’évolution : incompréhensions et résistances). D’une part le rôle donné par Lamarck à l’adaptation par les efforts est plus conforme au sens commun et à la morale sociale, donc plus facile à accepter. Quant à la tendance immanente au vivant à toujours plus de complexité, elle peut suggérer un certain spiritualisme (conforté par la référence fréquente de Lamarck à « l’Auteur suprême de toutes choses »), qui peut rasséréner ceux que le matérialisme darwinien insupporte. Les états d’âme font rarement bon ménage avec la science.


Références et notes

Image de couverture : Une forêt tropicale avec singes et serpent (Henri Rousseau, 1910), [Source : National Gallery of Art, Washington, USA, Domaine public].

[1] Site web Les pieds dans le plat ; http://www.lespiedsdansleplat.me/la-montee-en-puissance-des-ideologies-creationnistes/

[2] Pietro Corsi, Jean Gayon, Gabriel Gohau & Stéphane Tirard (2006) Lamarck, philosophe de la nature,  Ed. PUF

[3] Laurent Loison & Francesca Merlin, « Épigénétique et Théorie de l’Évolution  », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 22 septembre 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/epigenetique-et-theorie-de-l-evolution/

[4] La génération spontanée est une notion aristotélicienne qui suppose de l’apparition d’êtres vivants à partir de la matière inanimée, sans ascendants. Cette idée fit longtemps partie du sens commun : on croyait ainsi que les asticots naissaient de la viande avariée. Remise en cause par des scientifiques dès le XVIIe siècle, il faudra attendre jusqu’au XIXe siècle (où elle avait aussi pris le nom d’« hétérogénie ») pour qu’elle soit abandonnée. Le 7 avril 1864, lors d’une conférence publique dans le Grand amphithéâtre de la Sorbonne, Louis Pasteur présente le résultat de 6 années de recherche sur la question et réfute la génération spontanée. L’Académie des sciences déclarera alors officiellement que la génération spontanée n’existe pas.

[5] Site web de l’Académie des sciences ; http://www.academie-sciences.fr/archivage_site/video/v160913.htm

[6] Torkelson J. et al. (1997) Genome-wide hypermutation in a subpopulation of stationary-phase cells underlies recombination-dependent adaptive mutation. EMBO J. 16(11):3303-11.

[7] L’œuvre du moine et botaniste tchèque Gregor Mendel (1822-1884), qui le premier a établi expérimentalement les lois gouvernant l’hérédité biologique, est contemporaine de Darwin. Cependant, la publication des travaux de Mendel en 1866 est passée inaperçue à l’époque. Ce n’est que 35 ans plus tard, au début du XXe siècle, que le Néerlandais Hugo de Vries, l’Allemand Carl Erich Correns et l’Autrichien Erich von Tschermak redécouvrent indépendamment les lois de l’hérédité, et reconnaissent en Mendel leur découvreur. Avant Mendel, la génétique était beaucoup moins avancée que la physique ne l’était avant Newton.

[8] Motoo Kimura (1990), Théorie neutraliste de l’évolution, Paris, Flammarion, (ISBN 2-082-11153-9).


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Pour citer cet article : BREGLIANO Jean-Claude (25 février 2021), Lamarck et Darwin : deux visions divergentes du monde vivant, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 28 mars 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/lamarck-darwin-deux-visions-divergentes-monde-vivant/.

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