Théorie de l’évolution : incompréhensions et résistances
PDFLa théorie moderne de l’évolution, fondée sur les travaux de Darwin, constitue une révolution mentale profonde pour notre représentation du monde et cela pour au moins deux raisons. D’une part, certains de ses concepts, comme le caractère aléatoire des variations génétiques, bien qu’abondamment prouvés par l’expérimentation, sont contre-intuitifs et donc difficiles à assimiler mentalement. D’autre part, son matérialisme heurte notre esprit façonné par des siècles de pensée religieuse et d’anthropocentrisme au point de provoquer des rejets passionnels. D’autant plus que, même chez des non-croyants, cette pensée religieuse trouve souvent son prolongement dans une vision mythologique et très idyllique de la « Mère Nature », aux antipodes de toute réalité. Même chez des auteurs scientifiques ou philosophes qui se disent évolutionnistes, la vigueur des qualificatifs dont ils affublent le darwinisme exprime bien la mesure de ces résistances.
1. Introduction
Les mécanismes de base de l’évolution biologique, découverts par Darwin (lire focus Darwin), ont été enrichis par plus d’un siècle de recherches pour constituer la théorie moderne de l’évolution. Celle-ci continue pourtant à poser de sérieux problèmes de compréhension, voire à susciter des réticences qui peuvent aller jusqu’au rejet de l’idée même d’évolution. Ces attitudes se rencontrent même chez des scientifiques, y compris des biologistes. Pourtant, dans la vie courante, il est constamment fait allusion au processus évolutif, notamment lorsqu’on parle de la résistance des bactéries pathogènes aux antibiotiques, des insectes aux insecticides, ou des plantes aux herbicides. Mais il faut croire que les mécanismes de ce processus restent obscurs pour beaucoup de gens, ce que confirment des enquêtes sociologiques.
2. La théorie darwinienne de l’évolution
Après son voyage de cinq ans autour du monde, qui l’avait amené à réfléchir sur l’origine des espèces, Charles Darwin s’était beaucoup intéressé aux pratiques des éleveurs. Il avait bien observé que les variations héréditaires apparaissent de manière « spontanée et accidentelle » et qu’elles n’étaient pas des variations adaptatives induites par le milieu comme le supposait Lamarck avant lui (voir plus loin). Mais, au tout début, Darwin ne voyait pas ce qui, dans la nature, pouvait jouer un rôle équivalent à la sélection pratiquée par l’éleveur. L’étincelle se fait en octobre 1838, en lisant Malthus, qui écrit que la reproduction des espèces vivantes est beaucoup trop importante par rapport à la quantité de nourriture disponible. Dans son autobiographie, Darwin écrit : « Comme j’étais bien placé pour apprécier la lutte omniprésente pour l’existence, du fait de mes nombreuses observations sur les habitudes des animaux et des plantes, l’idée me vint tout à coup que dans ces circonstances, les variations favorables auraient tendance à être conservées et les défavorables à être détruites. Il en résulterait la formation de nouvelles espèces. J’avais donc enfin trouvé une théorie sur laquelle travailler… » [1].
Ainsi s’est mis en place dans son esprit le noyau central de sa théorie : le tandem ‘variations héréditaires fortuites + sélection naturelle’. Les variations étant le matériau à partir duquel la sélection, véritable « moteur » de l’évolution, adapte en permanence une population à son milieu environnant, jusqu’à modifier les espèces. Même s’il avait compris que d’autres facteurs, dont la sélection sexuelle et l’isolement reproductifMécanisme empêchant, ou limitant fortement, l’hybridation de deux espèces habitant la même région, même lorsqu’elles sont étroitement apparentées. On distingue les mécanismes qui font barrière à l’accouplement ou à la fécondation de ceux qui, intervenant après la fécondation, réduisent la viabilité ou la fertilité des œufs fécondés ou des individus hybrides qui en sont issus., interviennent également (lire Polymorphisme génétique & sélection).
Quant à l’origine de ces variations héréditaires, c’était pour lui une grande énigme. A son époque, aucune connaissance scientifique ne permettait d’y répondre. Ce n’est qu’avec la naissance de la génétique et la découverte des mutations que le mystère a pu être résolu (lire Polymorphisme génétique & variation). On a alors pu élaborer, au milieu du XXème siècle, la «Théorie synthétique de l’évolution » ou « Néo-darwinisme ».
Depuis, de nombreuses recherches ont confirmé la réalité de cette théorie. Parmi les plus récentes, citons celles de Peter et Rosemarie Grant sur les pinsons des Galápagos, (les fameux Pinsons de Darwin, Figure 1) qui montrent deux choses principales :
« a) la grande variabilité génétique de traits écologiquement importants, comme la forme du bec et celle du corps, dans les populations naturelles ; b) la rapidité avec laquelle les caractéristiques de ces populations peuvent changer. Ces découvertes ont constitué toutes deux une extraordinaire surprise pour les biologistes de l’évolution. » [2].
3. Le darwinisme et le public
Selon une enquête IPSOS réalisée en 2011 [3], 55% des français connaissent et acceptent l’évolutionnisme, 9% sont créationnistes et 36% sont « sans opinion tranchée ». C’est déjà inquiétant mais on pourrait se rassurer en disant que c’est toujours mieux qu’aux USA où 40% des sondés sont créationnistes et 28% seulement acceptent l’évolution. Sauf que les choses ne sont pas aussi simples. Lors de discussions ou de lectures, on se rend vite compte que ceux qui admettent l’évolution en ont une vision souvent bien éloignée des connaissances scientifiques. Une étude récente du sociologue Dominique Guillo le confirme largement [4].
Le rejet de l’évolution elle-même est très majoritairement le fait de fondamentalistes religieux, nous n’en parlerons pas ici. Pour ceux qui admettent le fait évolutif, c’est son mécanisme qui est en général l’objet d’incompréhensions, voire de rejet, la démarcation entre les deux n’étant pas toujours évidente.
3.1. Difficulté de compréhension
Les deux piliers de la théorie, variabilité héréditaire fortuite et sélection naturelle, sont souvent très mal compris.
Les chiens ne font pas des chats, c’est bien connu. Pour le sens commun, il est donc tout à fait contre-intuitif que des variations génétiques fortuites puissent être à l’origine de modifications importantes. C’est pourtant flagrant avec les espèces domestiques où beaucoup de variants spontanés qui, dans la nature, seraient éliminés par la sélection naturelle, sont conservés et sélectionnés par les éleveurs. Chez les plantes l’exemple du maïs [5] est très spectaculaire comme, chez les animaux, la grande variété des races canines que nous avons tous les jours sous les yeux (Figure 2). Dans la nature, c’est cette extraordinaire plasticité génétique qui permet à des organismes très divers de coloniser des environnements très variés.
La sélection naturelle, elle aussi, est généralement mal comprise. Elle est souvent vue comme la lutte de chacun contre tous, l’élimination brutale des plus faibles. C’est une caricature. Darwin écrivait que la lutte pour la vie n’est pas forcément une lutte entre vivants, c’est l’ensemble des actes permanents qui permettent le maintien de la vie : se nourrir, se protéger, se reproduire. Darwin donnait l’exemple d’une plante en bordure d’un désert, elle lutte pour survivre et ne fait de mal à personne. Le malentendu est aggravé par le fait que beaucoup de textes sur l’évolution remplacent « sélection naturelle » par « survie du plus apte », qui sous-entend une sorte de compétition mortelle entre individus. Or c’est une expression que Darwin n’a utilisée qu’à partir de la 5e édition de « l’Origine des espèces », car on l’accusait, à tort, de personnifier la sélection naturelle. Elle est en fait de Herbert Spencer, considéré à l’époque comme un grand philosophe et véritable promoteur du « darwinisme social » [6] qui se situe aux antipodes des idées de Darwin.
En fait, la sélection naturelle joue essentiellement sur le succès reproductif. Ce sont les variants génétiques qui laisseront le plus de descendants, aptes à vivre jusqu’à l’âge reproducteur, qui modèleront le devenir de la population.
3.2. Difficultés d’acceptation
Ce second type de réaction sort du domaine rationnel. Le darwinisme est parfois l’objet d’un véritable blocage mental, profondément lié à notre culture. Comme l’écrit Guillaume Lecointre : « L’évolution ne cesse d’aller à contre-courant de nos réflexes premiers et profonds. Pourquoi ? Tout simplement parce que parler d’évolution c’est parler de science et seulement de science » [7]. Oui, mais le sujet est très sensible car il touche à toute notre représentation du monde et de la place que nous y occupons. Certains opposants radicaux, qui se disent pourtant évolutionnistes, n’hésitent pas à qualifier le darwinisme de : « théorie mortifère », « matérialisme ravageur », « légende maudite ». Nous sommes là clairement dans le registre passionnel.
Cet aspect ne peut être abordé ici que très succinctement. Pour plus de détails on pourra se reporter à la référence [8], mais surtout à l’analyse de Gerald Bronner [9] et à l’enquête de Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau [10].
Pour être bref, disons que la pierre d’achoppement réside dans le matérialisme de cette théorie et la part qu’elle donne aux événements fortuits. Les deux piliers du mécanisme évolutif, variation génétique et sélection naturelle, sont deux forces matérielles et aveugles, aux conséquences imprédictibles. Nous ne sommes pas l’aboutissement d’un progrès inéluctable, mais le résultat d’un processus très contingent. Si l’évolution recommençait, rien ne permet de penser qu’une espèce proche de la nôtre apparaîtrait de nouveau. Cela heurte non seulement notre anthropocentrismeConception philosophique qui considère l’homme comme l’entité centrale la plus significative de l’Univers et qui appréhende la réalité à travers la seule perspective humaine. Aristote fut le premier à en développer la théorie, en même temps que celle du géocentrisme., mais aussi une vision quasi-religieuse de la nature, très répandue dans le courant environnementaliste (voir L’hypothèse Gaia [11]).
C’est ainsi qu’en France, l’idée même d’évolution n’a été acceptée par la plupart des biologistes qu’avec un demi-siècle de retard et, quand elle l’a été, c’est surtout le lamarckisme qui a prévalu, jusque vers le milieu du siècle dernier. Jean-Baptiste Lamarck, très grand naturaliste français, a été le premier à proposer une théorie cohérente de l’évolution des espèces vivantes (le « transformisme »). Mais quant au mécanisme, il postulait une influence prépondérante et directe du milieu (Figure 3). Pour lui, les « circonstances », les « besoins », les « efforts » (au moins pour les animaux), modifiaient les organismes vivants pour améliorer leur adaptation et ces modifications étaient transmises aux descendants. C’était évidemment beaucoup plus conforme à la bonne morale sociale : on s’améliore en faisant des efforts et on transmet cette amélioration à nos enfants, c’est merveilleux ! Sauf que c’est en contradiction avec toutes les connaissances scientifiques acquises depuis plus d’un siècle (Lire Lamarck et Darwin : deux visions divergentes du monde vivant).
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Références et notes
[Photo de couverture : © Peter et Rosemarie Grant, Department of Ecology and Evolutionary Biology, Princeton University, USA]
[1] Charles Darwin, Autobiographie ; Ed. Belin, 1985.
[2] http://www.balzan.org/fr/laureats/peter-e-rosemary-grant
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cr%C3%A9ationnisme
[4] Dominique Guillo, Ni Dieu, ni Darwin – Les Français et la théorie de l’évolution ; Ed. Ellipses, 2009
[5] http://tp-svt.pagesperso-orange.fr/mais.htm
[6] http://www.lespiedsdansleplat.me/lheritage-de-darwin-et-ses-devoiements-le-grand-retour-du-darwinisme-social-2/
[7] Guillaume Lecointre (sous la direction de), Guide critique de l’évolution p.7 ; Ed. Belin, 2009.
[8] http://www.lespiedsdansleplat.me/les-multiples-chemins-de-lantiscience/
[9] http://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2007-3-page-587.htm
[10] Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau, Enquête sur les créationnismes, Ed. Belin, 2013 ; http://www.lespiedsdansleplat.me/la-montee-en-puissance-des-ideologies-creationnistes/
[11] James Lovelock – La terre est un être vivant – L’hypothèse Gaïa, Champs Sciences, 1979.
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Pour citer cet article : BREGLIANO Jean-Claude (24 décembre 2018), Théorie de l’évolution : incompréhensions et résistances, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 4 octobre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/theorie-de-levolution/.
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