| Focus 3/3 | Les extinctions massives dans les temps géologiques

La crise Crétacé-Paléogène : pourquoi avoir cherché l’iridium ?

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Depuis que la théorie de l’impact météoritique s’est imposée comme explication de la crise Crétacé-Paléogène, on en donne toujours pour argument majeur la découverte d’une quantité « anormale » d’iridium dans les couches sédimentaires correspondant à la limite Crétacé-Paléogène. La découverte d’un « pic d’abondance » de ce métal de transition, normalement quasi-absent de la croûte continentale terrestre, a effectivement été l’argument principal de cette théorie. Mais pourquoi les auteurs de cette découverte se sont-ils mis en quête de cet élément très rare (et d’autres, comme l’osmium) ? et pourquoi le « pic » qu’ils ont trouvé suggère-t-il qu’un gros impact s’est produit il y a 66 millions d’années ?

Luis W. Alvarez et son fils Walter
Figure 1. Luis W. Alvarez (1911–1988, à gauche) et son fils Walter (à droite) sur le site de Gubbio, en Italie, devant la couche correspondant à la limite Crétacé-Paléogène dans laquelle ils mesurèrent les concentrations en iridium. [Source : U S Government (Lawrence Berkeley Laboratory) [Public domain], via Wikimedia Commons].
Deux équipes au moins s’étaient lancées dans ce genre de recherche à la fin des années 1970. On attribue aujourd’hui l’antériorité de la découverte au groupe du géologue américain d’origine mexicaine Walter Alvarez, associé au physicien Luis Alvarez (1911–1988), son père, et aux chimistes Franck Asaro et Helen W. Michel. L’idée de ces chercheurs était de quantifier la durée que représentait la petite couche d’argile correspondant à la limite Crétacé-Paléogène dans les terrains d’Europe. Walter Alvarez supposait que cette durée était plus longue qu’il ne semblait, autrement dit que la sédimentation avait ralenti à la fin du Crétacé, condensant une durée non négligeable dans une petite épaisseur de dépôts.

Pour estimer la vitesse de la sédimentation, une méthode consiste à mesurer les concentrations d’une substance normalement inexistante ou très rare dans les roches terrestres de surface, mais apportée sur Terre depuis l’espace, donc indépendamment des fluctuations de l’érosion et de la sédimentation : si la sédimentation ralentit, cette substance se trouvera concentrée dans une petite épaisseur de sédiment ; inversement, une accélération de la sédimentation la diluera dans la masse des dépôts. Or le physicien Luis Alvarez (lauréat du prix Nobel de Physique en 1968) était un spécialiste de la mesure des très petites quantités d’éléments chimiques rares dans les roches terrestres.

L’iridium et l’osmium, entre autres, sont des éléments quasi-absents de la croûte terrestre (en moyenne, pour l’iridium, 0,1 nanogrammes par gramme de roche) parce qu’ils ont, pour l’essentiel, accompagné le fer dans le noyau terrestre au cours de la différenciation de la Terre, il y a plus de 4,4 milliards d’années. Mais ces éléments sont plus abondants dans les météorites anciennes, reliques des matériaux qui, en s’agglomérant, en fondant et en se différenciant sous l’effet de la gravité, ont formé les planètes telluriques comme la Terre. Des micro-météorites de ce type arrivent assez fréquemment sur Terre, en une « pluie » incessante à l’échelle des temps géologiques.

limite Crétacé-Paléogène
Figure 2. Quelques endroits d’Europe et d’Afrique du Nord où affleure la limite Crétacé-Paléogène. Le site d’El Kef, en Tunisie, est aujourd’hui l’affleurement de référence pour cette limite de l’échelle des temps géologiques. [Source : © C. Langlois.]
Luis et Walter Alvarez s’attendaient donc à mesurer un « pic » d’iridium et d’osmium dans les argiles de la limite Crétacé-Paléogène (Figure 2), qui aurait démontré un ralentissement de la sédimentation. Mais le pic qu’ils mesurèrent, bien que très faible (une centaine de nanogrammes d’iridium par gramme de sédiments, contre environ 0,25 ng/g dans les sédiments plus anciens et plus récents), s’avéra nettement plus grand que ce qu’ils escomptaient (entre 20 et 160 fois la valeur de base des roches avoisinantes). Si cet iridium provenait du flux des micro-météorites, une telle concentration, retrouvée en Italie, au Pays-Bas et jusqu’en Nouvelle-Zélande, impliquait une cessation de la sédimentation pendant plusieurs millions d’années ! Après avoir envisagé d’autres explications possibles, qu’ils ne jugèrent pas plus satisfaisantes ni plus vraisemblables, Walter Alvarez et ses collègues élaborèrent la théorie, contraire à leur hypothèse initiale, d’un apport massif d’iridium par une grosse météorite, donc d’un événement brutal et jamais observé. Le cratère d’impact qui pourrait correspondre à cet événement cataclysmique ne fut découvert qu’une décennie plus tard [1].

 


Références et notes

[1] Langlois C. (2014), La crise Crétacé-Paléogène et l’hypothèse météoritique, 34 ans après. En ligne (http://planet-terre.ens-lyon.fr/article/limite-K-Pg-meteorite.xml).