| Focus 1/2 | Répartition de la biomasse sur la planète

Comment estimer la biomasse globale ?

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1.  Déterminer la biomasse des organismes vivants sur la planète : une stratégie globale

Afin d’estimer la biomasse des organismes vivants de la planète, Bar-on et al [1] on mis en œuvre la stratégie suivante :

  1. Rassembler des études de la littérature permettant d’obtenir le plus grand nombre possible de valeurs locales de biomasse (échantillonnage de la biomasse) ;
  2. Effectuer une estimation efficace en corrélant les valeurs mesurées à des paramètres environnementaux connus à l’échelle mondiale (par exemple, la température, la profondeur, la distance du rivage, la productivité primaire, le type de biome) ;
  3. Extrapoler et intégrer la biomasse sur l’ensemble du globe.

La figure 1 résume le processus en 4 phases mis en place par Bar-on et al. afin d’estimer la biomasse mondiale à différents niveaux taxonomiques [1].

Figure 1. Schéma général pour estimer la biomasse globale. [Schéma d’après Bar-On et al. ref. [1], traduit par Pascal Combemorel ; Article en libre accès distribué sous licence CC BY-NC-ND 4.0] [Source : Bar-On Y.M., Phillips R. & Milo R. (2018) The biomass distribution on Earth. Proc. Nat. Acad. Sci. U.S.A. 115: 6506-6511; DOI: 10.1073/pnas.1711842115 ; Article en libre accès distribué sous licence CC BY-NC-ND 4.0]
Phase 1. La procédure commence par des échantillons locaux de biomasse dans le monde entier. Une étude approfondie de la littérature a été réalisée. Des centaines d’articles de la littérature ont été analysés et les données ont été extraites pour des analyses ultérieures. Plus les échantillons sont représentatifs de la distribution naturelle de la biomasse du taxon, plus l’estimation sera précise.

Phase 2. Pour passer des échantillons locaux à une estimation globale, une corrélation entre les densités de biomasse locales et les paramètres environnementaux est établie. Cette corrélation est utilisée pour extrapoler la biomasse d’un taxon à un endroit spécifique sur la base de la distribution connue du paramètre environnemental (par exemple, la température à chaque endroit du globe).

Phase 3. Sur la base de cette corrélation, en plus de la connaissance de la distribution du paramètre environnemental, la biomasse sur l’ensemble du globe est extrapolée. La résolution de la carte de distribution de la biomasse qui en résulte dépend de la résolution du paramètre environnemental.

Phase 4. En intégrant les données relatives à un taxon particulier sur toute la surface de la Terre, on obtient une estimation globale de la biomasse du taxon [2],[3]. Pour la plupart des taxons, les meilleures estimations sont basées sur une moyenne géométrique de plusieurs estimations indépendantes utilisant différentes méthodologies. La moyenne géométrique estime la valeur médiane si les estimations indépendantes ont une distribution log-normale ou, plus généralement, si la distribution des estimations est symétrique dans l’espace logarithmique.

2. Incertitudes associées aux estimations de la biomasse globale

2.1. Biais d’échantillonnage

Figure 2. Méthodes utilisées dans les expéditions Tara pour l’échantillonnage du plancton par classes de taille et d’abondance. Le fond bleu indique le volume filtré nécessaire pour obtenir un nombre suffisant d’organismes à analyser. [Source : Schéma © Eric Karsenti et al. & the Tara Oceans Consortium / CC BY 4.0]
Les estimations globales sont en grande partie basées sur l’échantillonnage de la distribution de la biomasse dans le monde entier, puis sur l’extrapolation pour les zones dans lesquelles des échantillons sont manquants. L’échantillonnage de la biomasse à chaque endroit peut être basé sur des mesures directes de la biomasse ou sur la conversion en biomasse à partir d’autres types de mesures, comme le nombre d’individus et leur poids caractéristique (Figure 2).

Certaines des principales sources d’incertitude pour les estimations sont le résultat de l’utilisation de telles extrapolations géographiques et de la conversion du nombre d’individus en biomasse globale. La certitude de l’estimation est liée à la quantité d’échantillonnage sur laquelle l’estimation est basée. Les endroits notables dans lesquels l’échantillonnage est rare sont les profondeurs de l’océan (généralement plus de 200 m) et les couches profondes du sol (généralement plus de 1 m). Pour certains organismes, tels que les annélides, les protistes et arthropodes marins, la plupart des estimations négligent ces environnements, sous-estimant ainsi la biomasse réelle. L’échantillonnage peut être biaisé en faveur des endroits où la faune est très abondante et diversifiée. Se fier à des données présentant un tel biais d’échantillonnage peut entraîner une surestimation de la biomasse réelle d’un taxon.

2.2. Conversion du nombre d’individus en biomasse

La conversion du nombre d’individus en biomasse est basée soit sur des poids moyens connus par individu (par exemple, 50 kg de poids humide pour un humain, ce qui correspond à la moyenne des adultes et des enfants, ou 10 mg de poids sec pour un ver de terre « caractéristique »), soit sur des équations allométriques empiriques spécifiques à l’organisme, comme la conversion de la longueur des animaux en biomasse. En utilisant de telles méthodes de conversion, on risque d’introduire des biais et du bruit dans l’estimation finale. Néanmoins, il n’y a souvent aucun moyen de contourner l’utilisation de ces conversions. Il faut donc être conscient que les données peuvent être dépendantes de tels biais.

2.3. Comment rendre compte des incertitudes ?

Les estimations de la biomasse mondiale varient en fonction de la quantité d’informations sur lesquelles elles sont basées et, par conséquent, de leur incertitude. En plus de décrire les procédures menant à l’estimation de la biomasse de chaque taxon, Bar-on et al. [1] ont recensé quantitativement les principales sources d’incertitude associées à chaque estimation et ont calculé une fourchette d’incertitude pour chacune de leurs estimations de biomasse.

Ces incertitudes représentent ce qui est équivalent à un intervalle de confiance de 95% pour un échantillon d’observations distribuées autour de la moyenne : moins de 5% des observations sont en dehors de cet intervalle de la moyenne. Elles sont multiplicatives (plusieurs fois par rapport à la moyenne : entre 1 et 10, par exemple) et non additives (± changement de l’estimation). Dans le cas des bactéries par exemple, 10 d’incertitude sur 70 Gt C signifie que la masse est comprise entre 7-700 Gt C. Bar-on et al. [1] ont choisi d’utiliser cette incertitude multiplicative car elle est plus robuste aux grandes fluctuations des estimations, et parce qu’elle est en accord avec la façon dont ils ont généré leurs meilleures estimations (généralement en utilisant une moyenne géométrique de différentes estimations indépendantes).

Les projections d’incertitude sont axées sur les principaux règnes du vivant : plantes, bactéries, archées, champignons, protistes, animaux et virus, comme le montre le tableau 1 [1].

L’estimation de la biomasse des plantes est faite avec une certitude relativement élevée car elle est basée sur plusieurs sources indépendantes permettant une évaluation robuste de la biomasse végétale totale [1] :

  • L’une d’entre elles est l’évaluation des ressources forestières, une enquête sur l’état des forêts mondiales menée par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). [4] La FAO tient également un registre des écosystèmes non forestiers, tels que les savanes et les zones arbustives, dans chaque pays.
  • Par ailleurs, les données de télédétection offrent une couverture élevée des mesures de la biomasse végétale [5],[6],[7].

Tableau 1. Résumé de la biomasse totale estimée pour les groupes taxonomiques abondants. Les valeurs sont basées sur une étude approfondie de la littérature et sur l’intégration des données (voir réf. [1]). Elles ont été arrondies pour refléter le niveau d’incertitude associé. La projection de l’incertitude pour chaque groupe est indiquée sous la forme d’un nombre de fois (3 fois, 20 fois…) par rapport à la moyenne, ce qui représente une fourchette d’incertitude de l’estimation. Par exemple l’incertitude est forte pour les bactéries (7-700 Gt C) mais bien plus faible pour les plantes (entre 360 et 540 Gt C). Tableau réalisé d’après les données de Bar-On et al. ref. [1] ; Article en libre accès distribué sous licence CC BY-NC-ND 4.0]

Figure 3. Représentation des incertitudes sous forme de dégradés autour des valeurs estimées pour les différents groupes d’organismes marins. [Source : Pascal Combemorel, d’après Baron et Milo, ref. [1], Licence : CC-BY-SA]
Un cas caractéristique montrant des incertitudes plus grandes est illustré par les procaryotes marins, où les concentrations de cellules sont mesurées en divers endroits et classées en fonction de la profondeur (Figure 3).

  • Pour chaque plage de profondeur, la concentration moyenne de cellules est calculée et le nombre total de procaryotes marins est estimé par multiplication par le volume d’eau dans chaque plage de profondeur.
  • Le nombre total de cellules est converti en biomasse en utilisant la teneur en carbone caractéristique par procaryote marin.

Dans tous les cas, la robustesse des estimations a été testée en utilisant des approches indépendantes pour analyser la concordance entre ces estimations indépendantes. Dans les cas où il y a moins de mesures (par exemple, arthropodes terrestres, protistes terrestres), la possibilité de biais systématiques dans l’estimation est plus grande et donc l’incertitude plus importante.

Une des plus grandes incertitudes a été estimée pour les virus avec un facteur ≈20 [1]. Les virus sont souvent présentés comme l’entité biologique la plus abondante en termes de nombre d’individus dans le monde. On les trouve partout : chez les animaux, dans le sol, dans les milieux marins, même dans les fluides à l’intérieur de la croûte océanique… Ils sont largement dominés par les bactériophages, qui sont des virus qui infectent et se répliquent au sein des bactéries, et les virus d’archées [8]. La rareté des données sur les différents paramètres utilisés pour estimer la biomasse totale des phages a conduit à cette projection à forte incertitude. Ces incertitudes devraient être réduites au fur et à mesure que des données supplémentaires seront disponibles.

3. Niveaux taxonomiques utilisés

Le recensement réalisé par Bar-on et al. [1] donne des estimations de la biomasse globale à différents niveaux taxonomiques. Les principaux résultats concernent le niveau des règnes : animaux, archées, bactéries, champignons, plantes et protistes.

Bien que la division en règnes ne soit pas le regroupement taxonomique le plus contemporain qui existe, Bar-on et al. [1] ont choisi de l’utiliser pour l’analyse actuelle car la plupart des données sur lesquelles ils se basent ne fournissent pas de détails taxonomiques plus fins (par exemple, la division des protistes terrestres est principalement basée sur la morphologie et non sur la taxonomie).

Ces règnes d’organismes vivants ont été complétés par une estimation de la biomasse mondiale des virus, qui ne sont pas inclus dans l’arbre du vivant actuel mais jouent un rôle clé dans les cycles biogéochimiques de la planète [9].

Pour tous les règnes, à l’exception des animaux, tous les taxons qui composent le règne sont considérés ensemble.

Pour estimer la biomasse des animaux, une approche ascendante a été utilisée, qui estime la biomasse des principaux phylums constituant le règne animal [1].

  • La somme de la biomasse de ces phylums représente l’estimation de la biomasse totale des animaux. Des estimations ont été faites pour la plupart des phylums et des limites d’estimation pour la contribution possible de la biomasse pour les phylums restants.
  • Au sein des chordés, des estimations ont été fournies pour les classes clés, telles que les poissons, les mammifères et les oiseaux. La contribution des reptiles et des amphibiens à la biomasse totale des chordés est négligeable.
  • La classe des mammifères a été divisée en mammifères sauvages et humains plus le bétail (sans la contribution de la volaille, qui est négligeable par rapport aux bovins et aux porcins). Bien que le bétail ne soit pas une division taxonomique valide, elle a été utilisée par Bar-on et al. [1] pour considérer l’impact des humains sur la biomasse totale des mammifères.

 

En Savoir plus :

 


Notes et références

Image de couverture. Photo libre de droits via Pixabay

[1] Bar-On Y.M., Phillips R. & Milo R. (2018) The biomass distribution on Earth. Proc. Nat. Acad. Sci. U.S.A. 115:6506-6511; DOI: 10.1073/pnas.1711842115; Bar-On, Y.M. & Milo R. (2019) The biomass composition of the oceans: A blueprint of our blue planet, Cell, 179 :1451–1454 ; https://doi.org/10.1016/j.cell.2019.11.018

[2] Le résultat de cette analyse est résumé dans un tableau récapitulatif situé à l’adresse https://github.com/milo-lab/biomass_distribution.

[3] La procédure d’extrapolation spécifique utilisée pour chaque taxon est indiquée ici : https://www.pnas.org/content/pnas/suppl/2018/07/13/1711842115.DC1/1711842115.sapp.pdf

[4] L’évaluation est basée sur une collection de rapports nationaux qui détaillent la superficie et la densité de la biomasse des forêts dans chaque pays en utilisant un format et une méthodologie standardisés. Voir MacDicken K.G. (2015) Global Forest Resources Assessment 2015: What, why and how? Forest Ecol. Management 352:3–8.

[5] Saatchi S.S. et al. (2011) Benchmark map of forest carbon stocks in tropical regions across three continents. Proc Natl Acad Sci USA 108:9899–9904.

[6] Thurner M. & Beer C. (2014) Carbon stock and density of northern boreal and temperate forests. Glob Ecol Biogeogr 23:297–310.

[7] Baccini A. et al. (2012) Estimated carbon dioxide emissions from tropical deforestation improved by carbon-density maps. Nature Clim. Change 2:182–185.

[8] Une règle empirique souvent citée est que les bactériophages sont ≈10 fois plus nombreux que leurs hôtes bactériens et archéens.

[9] Jover L.F., Effler T.C., Buchan A., Wilhelm S.W. & Weitz J.S. (2014) The elemental composition of virus particles: Implications for marine biogeochemical cycles. Nat Rev Microbiol 12:519–528.