Les glaciers de montagne, sentinelles des changements climatiques

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Véritables icônes des régions de montagne, les glaciers constituent des outils majeurs de détection de l’évolution du climat. Les interactions entre les glaciers et le climat sont cependant complexes, parfois indirectes et très variables d’une région à l’autre du monde. La mesure ou l’estimation du bilan de masse en surface des glaciers (le gain ou la perte de masse en surface chaque année) est une variable importante pour comprendre les fluctuations passées sur le dernier siècle ou en cours sur les dernières décennies. Ces observations nous renseignent sur les très fortes pertes de masses observées depuis 30 ans. A l’aide de modèles, il est possible d’estimer le futur de ces glaciers et par conséquent certains impacts associés, comme les aléas d’origine glaciaire, de type lacs ou chutes de séracs.

La forte décrue de la majorité des glaciers de montagne constitue un des éléments naturels les plus évidents et les plus visibles du changement climatique au cours du vingtième siècle. A ce titre, l’évolution des glaciers est aujourd’hui reconnue comme un indicateur très pertinent de l’évolution du climat. Dans les régions peu accessibles, en montagne et dans les régions polaires, où les relevés météorologiques directs manquent, le suivi des glaciers nous renseigne directement sur les fluctuations climatiques. L’évolution des glaciers a aussi des conséquences très importantes : les glaciers constituent une composante majeure du cycle hydrologique de nombreux bassins-versants de montagne. Leur contribution à l’élévation du niveau des mers sur le dernier siècle et sur le siècle à venir occupe également une place importante dans les travaux de la communauté scientifique. Sans compter l’ensemble des aléas d’origine glaciaire ou hydro-glaciaire susceptibles de se produire dans différents massifs de la planète.

De ce fait, le suivi de long terme des glaciers s’impose pour documenter correctement les relations entre les glaciers et le climat, afin de détecter les changements climatiques actuels, de documenter l’évolution récente du climat et de prévoir leurs évolutions et les impacts associés.

Dans cet article, nous nous concentrerons essentiellement sur les glaciers des Alpes, parmi les mieux documentés au monde, pour décrire précisément l’évolution de ces glaciers et les processus en jeu.

1. Les glaciers et le climat, des interactions complexes quantifiées par le bilan de masse

Si l’avancée ou le recul des glaciers dans le paysage constituent des témoignages très visuels de leurs évolutions, il n’en reste pas moins que le lien entre ces fluctuations et les fluctuations climatiques est propre à chaque glacier. Les glaciers sont constitués de glace qui s’écoule des parties hautes vers les vallées : du fait de la géométrie de chacun (taille, pente, altitude, forme du bassin, etc), la vitesse d’écoulement est très différente d’un glacier à un autre. Les fronts des glaciers répondent ainsi avec des temps extrêmement variables aux sollicitations du climat. Pour décrypter le signal climatique enregistré par chaque glacier, il est donc nécessaire de mesurer et d’analyser le bilan de masse de l’ensemble du glacier.

1.1. Le bilan de masse d’un glacier

Les glaciers résultent de la compétition de deux processus, nommés accumulation et ablation.

L’accumulation est le gain de masse principalement dû aux chutes de neige. Dans les Alpes, l’accumulation résulte essentiellement des précipitations neigeuses hivernales. Un hiver fortement enneigé sera bénéfique aux glaciers. En régions tropicales, une partie de la neige tombe en été, qui est la saison humide. Néanmoins, à l’échelle locale, l’accumulation de neige dépend également de la redistribution de la neige par le vent, des coulées d’avalanche, etc.

L’ablation de surface correspond à la perte de masse par fonte, par sublimation (évaporation de la neige), et dans certains cas par désintégration de la langue glaciaire dans un lac ou dans la mer sous forme d’icebergs (on parle de « vêlage » du glacier). L’ablation résulte du bilan d’énergie en surface, c’est-à-dire de la somme des flux d’énergie à la surface du glacier, sous forme de rayonnement mais aussi de chaleur dite « sensible » (voir focus).

L’évolution d’un glacier dépend ainsi de l’équilibre entre ces deux termes de gain et de perte de masse, dont la différence est le bilan de masse du glacier. Le bilan de masse total cache des disparités locales fortes à l’échelle du glacier, parce que les conditions météorologiques varient selon l’altitude mais aussi l’exposition. Ces bilans sont réalisés en fin d’année hydrologique (qui court, dans les Alpes, d’octobre de l’année n à fin septembre de l’année n+1).

Dans la partie haute du glacier, le gain de masse est supérieur à la perte : c’est la zone d’accumulation, encore couverte de neige à la fin de l’été (la saison d’ablation). Le bilan de masse est positif dans cette zone. C’est le domaine des fameuses « neiges éternelles », dont l’extension varie tout de même d’une année sur l’autre.

Dans la région basse du glacier, la perte de masse l’emporte sur le gain, le bilan est négatif, c’est la zone d’ablation. En fin de saison d’ablation, la neige d’hiver a disparu pour laisser place à la glace des années précédentes.

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Figure 1. Coupe schématique d’un glacier avec la zone supérieure d’accumulation nette, la zone inférieure d’ablation nette, et la ligne d’équilibre du glacier. Les flèches à l’intérieur du glacier matérialisent l’écoulement de la glace des parties hautes vers les parties basses. [Source : © crédit P. Wagnon P. , IGE/IRD]
La limite entre ces deux zones constitue, en fin d’année hydrologique, la ligne d’équilibre du glacier (Figure 1). Le déséquilibre des bilans de masse entre les parties haute et basse du glacier est compensé par l’écoulement de la glace selon la pente. C’est ce qu’on appelle la « dynamique » du glacier. L’épaisseur d’un glacier varie ainsi sans cesse en raison du bilan entre accumulation, ablation, et écoulement.

Le bilan de masse annuel de surface est directement lié aux conditions météorologiques locales (précipitations, température, humidité, vent, rayonnement, voir focus). Le suivi de ce paramètre sur le long terme et sur différents glaciers du monde est par conséquent particulièrement intéressant d’un point de vue climatique.

1.2. La mesure du bilan de masse de surface

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Figure 2. Glacier de Saint-Sorlin, automne 2014, montrant la limite entre zone d’accumulation (en neige) et zone d’ablation (en glace vive) [Source : © D. Six, IGE/UGA]
Sur les glaciers des Alpes, la mesure de l’accumulation hivernale est manuelle et se fait au printemps, à l’aide de carottages superficiels répartis régulièrement sur tout le glacier (Figure 3). La hauteur de neige déposée pendant l’hiver est mesurée par identification du niveau de l’année précédente. La densité de cette neige accumulée est obtenue par pesée, ce qui permet de convertir cette hauteur de neige en hauteur d’eau. Des mesures complémentaires à l’aide de sondes à neige permettent de densifier le réseau de mesures par simples mesures de hauteur de neige. Sur les glaciers des Alpes françaises, environ 40 points de mesures sont relevés chaque année (une dizaine sous formes de carottages, le reste à l’aide de mesures à la sonde à neige).

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Figure 3. Carottages en fin d’hiver dans les Alpes (massif du Mont-Blanc) à l’aide d’un carottier manuel (à gauche). Les carottes sont ensuite pesées pour transformer la hauteur de neige en hauteur d’eau (à droite). [Source : © Crédit P. Ginot, IGE/IRD]
L’ablation est mesurée par l’émergence de jalons ou piquets en bois (« balises ») préalablement enfoncés dans les couches des années précédentes (Figure 2).

En zone d’accumulation, ces balises sont implantées au printemps dans les trous de forage qui ont servi à la mesure de l’accumulation. Ces piquets vont permettre de suivre la fonte estivale de la neige dans cette zone.

En zone d’ablation, des balises de 10 m de long sont implantées à l’automne, avant les chutes de neige hivernales, grâce à une sonde à vapeur, en plusieurs endroits représentatifs de la zone d’ablation. L’émergence de ces balises au cours de l’été permet de mesurer la perte de glace en chaque point de la zone d’ablation.

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Figure 4. Carottages en fin d’hiver dans les Alpes (massif du Mont-Blanc) à l’aide d’un carottier manuel (à gauche). Les carottes sont ensuite pesées pour transformer la hauteur de neige en hauteur d’eau (à droite). [Source : © Ch. Vincent, IGE/CNRS]
Les mesures d’accumulation et d’ablation permettent de calculer le bilan de masse en tout point d’un glacier. Ce bilan est exprimé comme une hauteur d’eau (en tenant compte de la différence de densité de la neige et de la glace). L’intégration de ces bilans sur toute la surface du glacier correspond au volume d’eau gagné ou perdu par le glacier : ce bilan de masse global se mesure au cours de l’année hydrologique. Cette variation de volume est divisée par la surface totale du glacier, afin de pouvoir comparer petits et grands glaciers (normalisation). On obtient ainsi une hauteur d’eau ou lame d’eau moyenne qui est le bilan de masse de surface annuel du glacier. Par exemple, si le bilan de masse du glacier est de -1 m d’eau en 1 an, cela signifie que le glacier a perdu un volume d’eau équivalent à une lame d’eau de 1 m répartie sur toute sa surface.

1.3. Selon les régions, le bilan de masse des glaciers est sensible à différents paramètres météorologiques

La sensibilité d’un glacier aux variables météorologiques dépend fortement des conditions régionales :

  • Dans les Alpes, l’ablation est fortement corrélée à la température de l’atmosphère.
  • Les glaciers dits « maritimes », à proximité des océans (comme en Scandinavie), sont, eux, très sensibles aux variations de précipitations.
  • Certaines régions du monde comme le Pamir, à l’ouest de l’Himalaya, sont très affectées par le régime de moussons, qui apportent l’essentiel des précipitations.
  • Dans les régions très sèches, comme dans les Andes, la sublimation (transformation directe de la phase solide d’un corps à la phase gazeuse) joue un rôle important dans l’ablation et affecte fortement le bilan d’énergie puisqu’elle consomme beaucoup d’énergie (et en laisse moins pour la fonte, cf. focus).
  • Les glaciers dits « froids », à température très négative (typiquement inférieure à -10ºC), situés en haute montagne (et en régions polaires) doivent se réchauffer jusqu’à 0°C avant d’entamer la fusion. Leur bilan de masse est donc beaucoup moins sensible à un réchauffement.

Il faut souligner que le fonctionnement des calottes glaciaires des régions polaires est assez différent. En effet la fonte n’est pas suffisante pour évacuer la glace accumulée dans les parties hautes, et les glaciers viennent se jeter dans la mer et finissent par perdre leur masse accumulée via le « vêlage » d’icebergs. C’est le cas de nombreux glaciers « émissaires » de la calotte Antarctique. Le bilan de masse de ces glaciers est très sensible aux conditions d’écoulement (en particulier à la base du glacier) et beaucoup moins aux processus de fonte de surface.

La réponse des glaciers aux changements climatiques n’est donc pas identique dans les différentes régions du monde.

1.4. Un glacier s’ajuste au climat par son bilan de masse

Dans tous les cas, l’écoulement du glacier joue un rôle important dans cette réponse au climat, car il modifie la géométrie du glacier : sa surface, sa longueur et son épaisseur. Or, cette géométrie influence elle-même le bilan de masse total. En effet, si un glacier subit un réchauffement en surface, la fonte de surface va augmenter, son bilan de masse diminuer et, avec un temps de réponse variable, son front reculer : sa surface diminue ainsi dans sa partie inférieure. Comme cette réduction de surface se situe en zone d’ablation, la quantité de fonte totale du glacier va diminuer et son bilan de masse total tend à revenir vers zéro. Ainsi, la surface d’un glacier s’ajuste aux conditions climatiques pour tendre vers un état d’équilibre. Comme les conditions climatiques ne sont jamais stables, un tel équilibre n’est en pratique jamais exactement atteint.

Ainsi, comme le bilan de masse de l’ensemble d’un glacier s’ajuste, il n’est pas le meilleur indicateur des conditions climatiques. C’est le bilan de masse de surface ponctuel, c’est-à-dire la somme de l’accumulation et l’ablation mesurées en chaque point du glacier, qui est directement relié à ces conditions (voir focus).

2. Les fluctuations des glaciers alpins depuis la fin de la dernière glaciation (Holocène)

Lors de la dernière glaciation, les glaciers des Alpes occupaient toutes les grandes vallées et avançaient jusque dans les plaines lyonnaises. Après le maximum de la dernière glaciation, il y a environ 20 000 ans, les glaciers ont entamé un très fort retrait qui les a conduits jusqu’à leur configuration actuelle, en cette période interglaciaire appelée l’Holocène, qui couvre les derniers 10 000 ans environ. Que sait-on des fluctuations des glaciers au cours de ces derniers 10 000 ans ?

2.1. Des connaissances parcellaires et indirectes au début de l’Holocène

A l’échelle de plusieurs millénaires, nous disposons seulement d’observations très indirectes des avancées et retraits successifs, basées sur les positions des moraines glaciaires (accumulation de roches de toutes tailles laissées par un glacier dans sa zone d’ablation), sur les pollens dans les tourbières, et sur l’étude des cernes des arbres (dendroclimatologie). Il semble que les glaciers alpins aient subi un fort recul dans la première partie de l’Holocène, jusqu’à l’optimum climatique maximum de température au sein d’une période de l’Holocène entre 7 500 et 6 500 ans avant aujourd’hui, qui fut très probablement la période la plus chaude des 10 000 dernières années. L’englacement était alors plus réduit qu’aujourd’hui.

Entre 2 500 et 1 900 ans avant aujourd’hui, c’est-à-dire à l’époque romaine, les glaciers ont fortement reculé. Ils étaient aussi réduits voire plus réduits qu’aujourd’hui. Mais la seconde moitié de l’Holocène comprend également plusieurs épisodes froids dont le « Petit Age Glaciaire », sévissant dans les Alpes entre le 14e siècle et le milieu du 19e siècle.

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Figure 5. Glacier du Rhône (Suisse) au début du 20e siècle (auteur inconnu) et en 2016 [© Ch. Vincent]
Les fluctuations des glaciers alpins au cours du Petit Age Glaciaire sont assez bien documentées, notamment grâce à des récits et des gravures anciennes. Au cours de cette période, le glacier d’Aletsch, en Suisse, atteint son extension maximale vers l’an 1 350, puis à nouveau pendant les périodes des années 1 580-1 650 et 1 820-1 850. Lors de ces avancées, le glacier est plus long de 3 à 3,5 km par rapport à aujourd’hui. La Mer de Glace, en France, présente des avancées similaires, remarquables également entre 1 590 et 1 680 et entre 1 820 et 1 850. Sa longueur était alors supérieure de près de 2,5 km par rapport à celle de 2 017. Ces glaciers ont alors laissé dans le paysage des dépôts morainiques très caractéristiques de cette période (Figure 5).

2.2. Évolution des glaciers depuis la fin du Petit Age Glaciaire

Depuis le milieu du 19e siècle, des observations plus quantitatives permettent de détailler l’évolution des glaciers. Un grand nombre de mesures de la longueur des glaciers (la position des fronts) sont notamment disponibles. Grâce notamment à d’anciennes cartes topographiques et aux relevés de terrain dont on dispose, les variations des glaciers nous racontent une histoire du climat aux 20e et 21e siècles qui est loin d’être uniforme.

Certes, depuis 1 850 et la sortie du Petit Age Glaciaire, la grande majorité des glaciers des Alpes diminue. On estime que les surfaces comme les volumes glaciaires ont diminué en moyenne de moitié environ depuis la fin du Petit Age Glaciaire. Mais cette valeur moyenne dissimule une grande hétérogénéité car certains massifs ont perdu près de 60% de leur superficie (massifs de la Vanoise et des Ecrins) avec des petits glaciers qui ont totalement disparu et d’autres glaciers qui se sont fragmentés, alors que certains massifs n’ont perdu que 20 à 30 % de leur surface (massif du Mont-Blanc).

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Figure 6. Recul (en m) du front de trois grands glaciers du Massif du Mont-Blanc depuis la fin du 19e siècle. L’axe vertical représente la longueur perdue par chaque glacier au cours du temps. On distingue la dernière petite crue glaciaire des années 1960 à 1980 (ré-avancée des fronts) et la très forte décrue des trois dernières décennies. On remarque aussi le décalage temporel des réponses des fronts glaciaires, le glacier des Bossons ayant une réponse quasi-instantanée aux changements de bilan de masse de surface [Sources : Vallot, Service des Eaux et Forêts, Observatoire GLACIOCLIM]
Il ne s’agit pas non plus d’un recul continu sur cette période. Les glaciers des Alpes ont connu quelques petites crues glaciaires au cours de ces derniers 170 ans, en particulier lors de la dernière avancée glaciaire entre les années 1 960 et le milieu des années 1 980 (figure 6).

Enfin, au cours des 3 dernières décennies, les glaciers ont subi un recul considérable. La Mer de Glace comme le glacier d’Argentière, dans le massif du Mont-Blanc, ont reculé d’environ 750 m. Le glacier des Bossons a reculé de plus de 1 km. Les langues glaciaires se sont aussi considérablement amincies. Le glacier de la Mer de Glace a perdu une épaisseur de près de 100 mètres dans sa partie inférieure depuis 1990 (typiquement, à l’aplomb de la gare d’arrivée du train du Montenvers).

Ces changements de géométrie (raccourcissement et désépaississement) perceptibles dans le paysage sont une conséquence du changement des bilans de masse de surface, avec un temps de réponse qui varie de quelques années à plusieurs décennies. Ainsi, les très fortes modifications des langues glaciaires observées sur les 3 dernières décennies, sont liées à des bilans de masse très négatifs depuis le milieu des années 1980.

2.3. La forte perte de masse des glaciers alpins depuis 30 ans

Comme expliqué précédemment, le bilan de masse de surface représente plus précisément la réponse des glaciers au climat que leur longueur. Malheureusement, les mesures de bilan de masse sont beaucoup plus récentes (depuis les années 1 950 en France) et couvrent moins de glaciers. Seules une trentaine de séries continues de bilans de masse dans le monde dépassent 30 ans.

Les pays alpins (France, Suisse, Italie, Autriche) ont une longue tradition de mesures des bilans de masse. Ainsi, à partir de ces observations, une étude exhaustive récente a montré que le bilan de masse moyen de l’ensemble des glaciers suisses est de -0,62 m d’eau par an au cours de la période 1 980-2 010 (lame d’eau équivalente perdue en moyenne sur toute leur surface). Les massifs français, autrichiens et italiens des Alpes subissent à peu près le même sort. Par exemple, les bilans de masse des glaciers de la Mer de Glace et d’Argentière sont en moyenne de -0,90 et -0,80 m d’eau/an respectivement entre 1 983 et 2 016. Depuis 2 003, la perte de masse s’accélère et les bilans de masse des glaciers alpins sont encore plus négatifs. Les bilans de masse des glaciers de la Mer de Glace et d’Argentière sont, en moyenne, de -1,70 et -1,40 m d’eau/an respectivement depuis 2 003, révélant ainsi des pertes de volume de glace encore plus significatives.

Il est intéressant de constater que les fluctuations de bilan de masse d’année en année sont remarquablement similaires d’un bout à l’autre de la chaîne alpine, sur 400 km de distance. C’est ce qu’a montré une étude récente qui a comparé l’évolution des bilans de masse de six grands glaciers de la chaîne alpine, entre l’Autriche et la France, au cours des 50 dernières années.

Comme expliqué au paragraphe 1.3, le bilan de masse total d’un glacier ne dépend pas que des conditions climatiques, mais aussi de l’évolution de sa surface et de son déséquilibre. Typiquement, sur la même période 2001-2016, le grand glacier d’Argentière (massif du Mont-Blanc, 19 km²) et le petit glacier de Saint-Sorlin (massif des Grandes Rousses, 3 km²) ont perdu respectivement 1,30 et 2,00 m d’eau par an. Ces différences de bilan sont d’autant plus significatives si l’on cumule les bilans de masse annuels au cours du temps. Ainsi sur la période 2 001-2 016, le bilan de masse cumulé d’Argentière est de -20 m d’eau, celui de Saint-Sorlin de -30 m d’eau.

Pour s’affranchir de cette sensibilité au climat propre à chaque glacier, il est plus pertinent d’étudier l’évolution des bilans de masse ponctuels (en chaque point du glacier) plutôt que les bilans de masse d’ensemble des glaciers. Par rapport à la période 1962-1983 pendant laquelle les glaciers étaient dans un état de quasi-équilibre (peu de changements d’épaisseur au cours de cette période), les bilans de masse ponctuels montrent que la fonte a augmenté de 0,85 m d’eau par an au cours de la période suivante 1983-2002, et de 1,63 m d’eau par an sur la dernière période 2003-2013.

Ces bilans de masse négatifs sont dus à un réchauffement estival et à un allongement de la saison d’ablation de 2 à 3 semaines alors que la quantité de neige a peu changé au cours des dernières décennies à haute altitude.

3. Les glaciers de très haute altitude : une réponse spécifique au changement climatique

Dans les Alpes, la quasi-totalité des glaciers de vallée sont des glaciers dit tempérés, ce qui signifie que la température du glacier est proche du point de fusion de la glace. Au-dessus de 3 500 m (dans les Alpes) approximativement, la glace est dite « froide », c’est-à-dire à des températures très négatives (environ -11°C à la base du glacier du Dôme du Gouter à 4 300m, sur la voie normale d’accès au Mont-Blanc, et -17°C à la base de la petite calotte qui recouvre le sommet du Mont-Blanc). La température d’un glacier dépend de nombreux facteurs, en particulier l’altitude, l’exposition, l’accumulation de neige en surface et l’écoulement du glacier. En particulier, lorsqu’un glacier comporte un bassin d’accumulation à très haute altitude, comme le glacier des Bossons ou le glacier de Taconnaz (massif du Mont-Blanc), la glace froide formée à très haute altitude se réchauffe lentement en s’écoulant vers le bas et maintient le glacier dans un état « froid » jusqu’à des altitudes bien inférieures à 3500 m.

Les observations sur ces sites froids de hautes altitudes montrent deux caractéristiques très spécifiques : d’une part les épaisseurs de glace ont assez peu évolué sur le dernier siècle. D’autre part, leur température interne a varié de manière significative.

Ainsi, l’épaisseur du glacier du Dôme du Gouter (4 300 m) n’a changé que de quelques mètres au cours des 3 dernières décennies. Une étude a montré que les épaisseurs de ce glacier (tout comme celui qui recouvre le sommet du Mont-Blanc) restent inchangées, avec une incertitude de quelques mètres, depuis le début du 20e siècle, à l’époque où Joseph Vallot avait entrepris, avec ses cousins, des mesures topographiques précises dans le massif du Mont-Blanc. Toutefois, ces massifs glaciaires préservés à très haute altitude ne représentent qu’une petite surface dans les Alpes.

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Figure 7. Profils verticaux de température mesurés dans des trous de forages du glacier du Dôme du Gouter (4300 m, massif du Mont Blanc). L’épaisseur du glacier est de 135 m et les températures ont été mesurées de la surface (profondeur 0 m) jusqu’au lit rocheux. On voit clairement un réchauffement entre 1994 et 2010. Les âges correspondent à l’âge de la glace [Source : adapté de Gilbert et Vincent, [1]]
Néanmoins, bien qu’aucun changement ne soit perceptible en surface, les glaciers de très haute altitude subissent les impacts du réchauffement de l’atmosphère. C’est leur température interne qui augmente. Les profils de températures mesurés dans ces glaciers de très haute altitude fournissent un indicateur remarquable de l’évolution du climat à ces altitudes pour lesquelles les stations météorologiques sont absentes. Ces mesures restent rares malheureusement. Les températures ont été ainsi mesurées dans des forages réalisées au Col du Dôme (4 300 m, massif du Mont-Blanc) de la surface jusqu’au lit rocheux à 135 m de profondeur, depuis 1 994. La température de la glace est de -11°C à proximité du lit rocheux. Ces observations indiquent un très fort réchauffement de la glace allant jusqu’à plus de 1,5°C à 50 m de profondeur en deux décennies (forages de 1 994, 2 005 et 2 010) (Figure 7) [1]. La glace constitue en fait une archive du passé car tout changement de température pénètre en profondeur petit à petit. Ces profils verticaux de températures permettent ainsi de reconstituer l’évolution des températures de l’atmosphère sur près d’un siècle : ces reconstitutions permettent de conclure que le réchauffement à ces hautes altitudes est très similaire à celui observé en plaine.

4. Les impacts de ces évolutions des glaciers

Le réchauffement et l’augmentation de la fonte associée ont des conséquences, entre autres, sur les aléas liés aux glaciers. Ainsi, le réchauffement des glaciers froids de haute altitude va modifier la stabilité des glaciers dits  « suspendus », situés sur des pentes très raides et qui doivent leur stabilité au fait que leur température basale est fortement négative (ce qui empêche la circulation de l’eau au contact du lit rocheux). Ces glaciers seront déstabilisés lorsque la température à leur base atteindra le point de fusion (le frottement du glacier sur le lit rocheux sera alors fortement diminué). C’est le cas typiquement de la zone supérieure du glacier de Taconnaz (massif du Mont-Blanc) [2].

Un autre aléa est lié aux lacs qui se forment dans les dépressions laissées par le glacier en recul, et fermées par des barrages morainiques parfois instables (lac proglaciaire). Il existe un risque de vidange brutale lorsque ces lacs n’ont pas d’exutoire ou un exutoire insuffisant, vidange qui constitue une menace pour les habitants des vallées. Ces aléas sont particulièrement d’actualité au Népal où beaucoup de glaciers sont couverts de débris morainiques et laissent des moraines frontales imposantes après leur recul.

Enfin, une poche d’eau peut se former dans un glacier (lac intra-glaciaire). Elle résulte de processus complexes indirectement liés au climat. Heureusement, ces phénomènes restent exceptionnels. Ils peuvent cependant être très meurtriers. En 1892, la vidange brutale de la poche d’eau du glacier de Tête Rousse, dans le massif du Mont-Blanc, avait provoqué 175 morts à Saint Gervais. Une poche d’eau s’était reformée et a été détectée à temps en 2 010 : elle aurait pu provoquer 3 000 morts en cas de rupture [3].

5. Les glaciers de montagne dans le monde reculent de manière générale

Au cours du 20e siècle, un effort international a été entrepris afin de mieux documenter l’évolution des glaciers. Il n’en reste pas moins que sur les 250 000 glaciers recensés dans le monde, une trentaine seulement bénéficient de plus de 30 ans de mesures de bilans de masse. Les données glaciologiques in-situ restent donc très pauvres. Les photographies aériennes et les images satellitaires peuvent combler en partie ces lacunes. Les photographies aériennes permettent de reconstituer précisément le relief des glaciers en comparant des vues prises sous des angles différents (c’est ce que l’on appelle la photogrammétrie), mais elles ne sont disponibles que depuis les années 1 950 et ne couvrent pas tous les massifs englacés. Les images satellitaires constituent aujourd’hui une documentation remarquable qui permet d’estimer les variations d’épaisseur des glaciers. Mais les premières images avec une résolution suffisante ne datent que du début des années 1980 et ne deviennent courantes qu’à partir des années 2 000, ce qui est trop récent si l’on souhaite analyser les tendances de long terme. Des reconstitutions à l’aide de données météorologiques et d’analyses de la sensibilité des glaciers aux variables climatiques peuvent également compléter le jeu des observations.

L’ensemble des observations et des reconstitutions disponibles un peu partout sur le globe montrent que les glaciers de montagne ont subi un retrait général après la fin du Petit Age Glaciaire, en général vers le milieu du 19e siècle, bien que pour certains massifs le recul ait commencé dès le milieu du 18e siècle. De fortes disparités régionales existent, sans doute liées à la disparité régionale de l’évolution du climat mais aussi à la différente sensibilité des glaciers à travers le monde (section 1.3). Par exemple, les « glaciers maritimes » à proximité des côtes norvégiennes ou à proximité des côtes ouest néo-zélandaises sont particulièrement sensibles aux changements de précipitations. Dans l’Himalaya, les glaciers népalais semblent très sensibles aux moussons du sud-est asiatique. Les glaciers tropicaux andins (Bolivie, Pérou) sont très sensibles aux phénomènes El-Niño, etc.

Un rapide tour de la planète montre que les glaciers de montagne subissent actuellement un déclin général, à quelques rares exceptions. Comme dans les Alpes, les glaciers d’Alaska, des Andes tropicales et de Patagonie subissent des pertes de masse considérables. Les glaciers d’Alaska ont perdu 0,6 m d’épaisseur par an environ au cours des 10 dernières années, et les glaciers de l’Arctique canadien de 0,3 à 0,7 m. Les glaciers andins tropicaux (Bolivie, Pérou, en particulier) perdent en moyenne une épaisseur de 60 cm à 1,00 m de glace chaque année depuis 40 ans. Les glaciers africains auront bientôt disparu : la surface glaciaire au sommet du Kilimandjaro est passée de 11,4 km² à 1,8 km² entre 1912 et 2012. Elle disparaitra probablement totalement au cours des toutes prochaines décennies.

Les glaciers himalayens subissent des pertes un peu moins impressionnantes, d’environ 20 cm de glace par an en moyenne sur l’ensemble de l’arc himalayen. Les données précises, obtenues par satellites, ne dépassent cependant pas 20 ans d’observations dans cette région [4].  Il faut surtout noter que  cette moyenne masque des disparités régionales considérables : à l’est de la chaine himalayenne (Népal, Bouthan), les bilans de masse sont compris entre -0,4 et -0,7 m d’eau par an sur la période 2 000-2 016, alors que, à l’ouest de la chaine (Pamir), les bilans de masse sont peu négatifs (d’environ -0.1 m d’eau par an). Dans la chaine du Kun Lun (au nord du Karakoram), les bilans de masse sont même faiblement positifs (+0,15 m/an) sur cette période 2000-2016, très probablement en raison d’une augmentation des précipitations.

Pour avoir une idée d’ensemble de l’évolution de ces glaciers dans le monde, on pourra se reporter à l’ouvrage de Francou et Vincent (2015)[5]. Par ailleurs, les données détaillées des glaciers observées dans le monde sont disponibles sur le site du World Glacier Monitoring Service (http://wgms.ch).

6. Le futur des glaciers : un très fort recul dans les prochaines décennies

Grâce à l’ensemble des longues séries de mesures obtenues sur les glaciers des différentes régions du monde, il est aujourd’hui possible de simuler l’évolution des glaciers tant dans le passé pour reconstituer leur histoire, que dans le futur pour en déterminer l’évolution. Ces enjeux sont majeurs pour estimer les ressources en eau en montagne ou la contribution des glaciers au niveau des mers.

Ces simulations futures se basent sur des scénarios climatiques qui prévoient différentes trajectoires des paramètres comme la température et les précipitations, jusqu’à la fin du 21e siècle (voire au-delà pour certains). Il est à noter que les scénarios d’évolution des précipitations sont extrêmement incertains, et cette incertitude pèse sur les scénarios d’évolution des glaciers. A partir de ces scénarios climatiques, notre bonne compréhension du contrôle climatique du bilan de masse nous permet d’estimer des scénarios de bilan de masse pour chaque glacier. Ces scénarios de bilan de masse sont ensuite combinés avec des modèles de dynamique qui simulent l’écoulement d’un glacier, afin de prévoir le retrait et la perte de volume à venir.

L’ensemble des simulations montrent que les glaciers des Alpes vont fortement reculer dans les prochaines décennies et ce, quel que soit le scénario climatique des 20 prochaines années. En effet, les glaciers sont dans un tel état de déséquilibre par rapport aux conditions actuelles que leur surface est beaucoup trop importante par rapport aux conditions climatiques des 30 dernières années. Même si les conditions climatiques restaient identiques au cours des prochaines décennies, la surface des glaciers diminuerait considérablement avant de retrouver un état d’équilibre. Par exemple avec les conditions climatiques moyennes des 20 dernières années, le plus grand glacier des Alpes, Aletsch, perdrait 40 % de son volume avant de retrouver un état d’équilibre.

Toutefois, une modélisation réaliste requiert des informations très précises sur le glacier étudié (les épaisseurs de glace, la topographie du socle rocheux), ce qui limite fortement les études à quelques glaciers dans le monde. Avec un scénario relativement optimiste de +2°C d’ici 2100, le front du glacier d’Aletsch (qui a aujourd’hui une longueur de 22 km), devrait reculer de 10 km et pourrait perdre 90% de son volume. On estime ainsi que, à l’échelle des Alpes, entre 80 et 95 % de la surface glaciaire actuelle pourrait disparaître à la fin du 21e siècle, selon le scénario climatique suivi. Cela affectera les ressources en eau d’une partie de  l’Europe (lire « L’impact du changement climatique sur l’enneigement et les glaciers Alpins: conséquences sur les ressources en eau »)

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Figure 8. Simulation du retrait et de la perte d’épaisseur (couleurs) de la langue de la Mer de Glace, pour 2020 (a), 2030 (b) et 2040 (c), à partir d’un modèle simple de dynamique glaciaire et selon plusieurs scénarios climatiques : aucun changement de température (contour vert), +0.02°C/an (ligne jaune) et +0.04°C/an (ligne rouge). [Source : d’après Vincent et al., 2014]
Dans les Alpes, les glaciers qui n’ont pas de zone d’accumulation au-dessus de 3 500 m d’altitude pourraient tous disparaitre avant 2 100. Les glaciers qui ont une zone d’accumulation au-dessus de 4 000 m sont, eux, loin de disparaitre même si leur langue glaciaire va considérablement se raccourcir. Par exemple, le front de la Mer de Glace devrait reculer de 1 à 1,2 km (suivant les scénarios climatiques envisagés) au cours des 30 prochaines années (Figure 8) [6].

 


Notes et références

Image de couverture. Domaine public.

[1] Gilbert, A., C. Vincent, 2013. Atmospheric temperature changes over the 20th century at very high elevations in the European Alps from englacial temperatures, Geophysical Research Letters, 40, 2102-2108 DOI : http://dx.doi.org/10.1002/grl.50401

[2] Gilbert, A., C. Vincent, O. Gagliardini, J. Krug and E. Berthier (2015). Assessment of thermal change in cold avalanching glaciers in relation to climate warming, Geophys. Res. Lett., 42, doi:10.1002/ 2015GL064838. DOI : http://dx.doi.org/10.1002/2015GL064838

[3] Vincent, C., Garambois, S., Thibert, E., Lefebvre, E., Le Meur, E., Six, D. Origin of the outburst flood from Glacier de Tête Rousse in 1892 (Mont Blanc area, France). Journal of Glaciology, 56, 688-698. 2010. DOI : https://doi.org/10.3189/002214310793146188

[4] Brun F.,  E. Berthier, P.Wagnon, A. Kääb and D. Treichler. 2017. A spatially resolved estimate of High Mountain Asia glacier mass balances from 2000 to 2016. Nature Geoscience. 7 August 2017, DOI: 10.1038/NGEO2999

[5] Francou B. et C. Vincent. Quoi de neuf sur la planète blanche. 2015. Editions Glénat. 143 p. EAN/ISBN : 9782344008157. Lien éditeur : http://nature.glenatlivres.com/livre/quoi-de-neuf-sur-la-planete-blanche-9782344008157.htm)

[6] Vincent, C., M. Harter, A. Gilbert, E. Berthier and D. Six. 2014. Future fluctuations of Mer de Glace, French Alps, assessed using a parameterised model calibrated with past thickness changes. Ann. Glaciol., 55(66), 15-24. doi: 10.3189/2014AoG66A050


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Pour citer cet article : SIX Delphine, VINCENT Christian (29 mars 2024), Les glaciers de montagne, sentinelles des changements climatiques, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 19 avril 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/climat/glaciers-montagne-changements-climatiques/.

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