Aménagement fluvial à buts multiples : exemple du Rhône
PDFEn 1933, naît la Compagnie nationale du Rhône en réponse à des besoins spécifiques comme produire de l’électricité, développer la navigation et favoriser l’irrigation. De nouveaux usages sont ensuite apparus en particulier en liaison avec le développement des loisirs. Depuis trente ans, la prise en compte de l’environnement dans la conception et le fonctionnement des projets (augmentation des débits réservés, restauration des anciens méandres et des marges alluviales, rétablissement des routes migratoires pour les poissons migrateurs) a permis une restauration écologique du Rhône. La préservation de la biodiversité pour les générations futures le long du Rhône et l’utilité sociétale du fleuve pour les territoires méritent d’être pleinement intégrées à la poursuite de ce développement.
1. Pourquoi aménager un fleuve ?
Au cours de l’histoire, les abords des grands fleuves ont toujours attiré les populations en tant qu’espace unique de vie, d’échange, d’agriculture et de pêche.
Les risques présentés par les fleuves portent sur les inondations souvent dévastatrices, l’érosion des berges et des lits, les sécheresses sévères et l’obstacle qu’ils peuvent présenter aux communications. Les hommes ont bravé ces problèmes afin de jouir d’une richesse considérable à leur disposition : eau potable, production de poisson, qualité des plaines pour l’agriculture, axe du transport fluvial, puis – plus tard – potentiel énergétique, eau pour les industries, traitement des eaux usées, source de matériaux de construction, sports nautiques. Prise séparément, chaque richesse peut engendrer des conflits d’usage de l’eau. En outre, toute modification significative en tout point de la vallée peut perturber l’équilibre de toute la dynamique de la rivière et avoir des effets très éloignés à la fois dans l’espace et dans le temps (Lire : Apprendre à vivre avec les rivières, une question de géomorphologie). En amont et en aval, le lit de la rivière et la plaine d’inondation, le ruissellement des eaux de surface et souterraines sont fortement interdépendants.
Le développement des fleuves par des aménagements hydroélectriques de basse chute à buts multiples peut contribuer à une utilisation optimale des ressources naturelles du fleuve et assurer une satisfaction équilibrée des différents besoins. En effet, sur les fleuves de plaine, les aménagements de basses chutes au fil de l’eau, s’ils sont bien conçus, n’altèrent pas la qualité de l’eau, ne modifient pas le transport des sédiments et contribuent au développement de la navigation et des riches plaines agricoles. Les services qu’ils peuvent fournir doivent être optimisés en fonction des objectifs poursuivis, notamment la production d’énergie, la navigation, les développements agricoles tout en s’assurant d’une non aggravation des inondations.
Cependant, l’intérêt relatif et les priorités de ces objectifs changent au fil du temps, car de nouveaux objectifs apparaissent comme le développement du tourisme, la restauration du patrimoine et une sensibilisation accrue à la protection de l’environnement. Le développement à buts multiples des grands fleuves doit démontrer sa capacité à s’adapter à ces changements, notamment au respect de l’environnement et même à sa restauration dans un contexte de changement climatique.
L’exemple du développement du Rhône est présenté, avec le principe et l’évolution de ce développement au cours des dernières décennies, et souligne l’attention portée à un large éventail d’objectifs économiques, sociaux, environnementaux et durables au profit des territoires.
2. Développement du Rhône
Le Rhône est géré depuis le 19e siècle comme un moyen pour promouvoir le transport fluvial, et, depuis l’ère industrielle, ce mode de gestion a évolué vers d’autres usages de l’eau.
Le gouvernement français, via la loi du 27 mai 1921, a pris la décision du développement du Rhône et a attribué sa gestion, pour sa partie française [1], à la CNR (Compagnie Nationale du Rhône), créée en 1933. En amont du Lac Léman, le Rhône est la propriété de l’Office Fédéral de l’Environnement tandis qu’en aval du Lac, il est propriété du Canton de Genève et géré par les Services Industriels de Genève (SIG). Une gestion commune des sédiments est organisée entre les SIG et la CNR, cette dernière poursuivant également trois objectifs principaux :
- la production d’énergie hydroélectrique,
- l’ouverture d’une voie navigable à grand gabarit
- la promotion du développement agricole.
De 1948 à 1986, la CNR a mis en place une cascade de 19 aménagements à buts multiples [2] (3000 MW de capacité installée) répartis sur 520 km entre la Suisse et la mer Méditerranée (figure 1).
Actuellement, le Rhône est une voie navigable au niveau du système européen. Le fleuve appartient à la classe Vb, c’est-à-dire, selon la classification de la Conférence Européen des Ministres des Transports, le CEMT, ouvert à la navigation entre Lyon et la mer Méditerranée pour des bateaux de longueur comprise entre 172 et 185 m, de largeur 11,4 m, de tirant d’eau variant entre 2,5 m et 4,5 m et de tonnage entre 3 200 et 6 000 tonnes. . De plus, une superficie de 120 000 hectares a été rendue irrigable avec des besoins en eau des cultures qui s’accroissent du nord au sud : mais, colza, primeurs, vergers, riz (50% des prélèvements nets du Rhône en 2014 [3]).
En 2001, avec l’ouverture du marché français de l’électricité, la CNR est devenue un producteur indépendant d’électricité. Le Rhône français a été conçu comme une succession d’aménagements hydroélectriques de basse chute, comme indiqué en figure 1 et illustré sur la figure 2 – à l’exception du barrage de Génissiat [4], barrage de moyenne chute avec un réservoir permettant une gestion hebdomadaire :
- un barrage à vannes mobiles qui relève le niveau du Rhône ; équipé d’installations de migration des poissons et d’une petite centrale hydroélectrique pour turbiner le débit écologique réservé ;
- un canal de dérivation qui se développe en général dans la plaine alluviale, et sur lequel est implanté une centrale hydroélectrique utilisant la chute créée par le barrage et la dérivation, une écluse de navigation accolée à l’usine et des prises d’eau pour l’irrigation.
Ces ouvrages sont complétés, en fonction des nécessités imposées par le site, par :
- Des endiguements bordés de contre-canaux de drainage protégeant les plaines riveraines contre les effets de la retenue Le maintien des zones d’expansion des crues qui existaient préalablement aux aménagements de façon à maintenir les capacité d’écrêtement des crues et éviter une accélération des crues en aval. Ces zones sont alimentées par des digues submersibles et déversoirs
- Des zones industrielles et portuaires, des marinas, etc.
- D’autres moyens de production d’énergie renouvelable (centrales photovoltaïques, éoliennes…).
3. Évolution des objectifs et des priorités
La diversité des parties prenantes, impliquées dans le développement d’un grand fleuve, montre souvent des intérêts divergents quant aux usages qui influencent largement les priorités et les perspectives de développement.
Le Fleuve Rhône, par exemple, bien qu’utilisé pendant deux mille ans comme axe de pénétration et bordé par des villes importantes et des agglomérations agricoles, était encore au début du 20e siècle un fleuve sauvage, avec des ressources inexploitées et des inondations dévastatrices.
Les principales préoccupations des riverains, dont les initiatives sont à l’origine de la « loi du Rhône » de 1921, visaient donc à les protéger contre l’instabilité des berges, à profiter d’un approvisionnement stable en eau pour l’agriculture et à améliorer les conditions de navigation d’un fleuve trop rapide et avec un tirant d’eau insuffisant à l’étiage.
La réalisation de ces objectifs nécessitait d’importants travaux et infrastructures, rendus possibles par les revenus issus du développement hydroélectrique (l’un des trois objectifs assignés à la CNR).
Ce modèle, avec l’hydroélectricité comme moyen, la navigation et l’agriculture comme objectifs, a largement dominé les conditions de réalisation du développement du Rhône et constitue son ADN pour le développement durable de la vallée du Rhône.
La bonne qualité des eaux superficielles et souterraines liées au Rhône constitue un enjeu central pour tous les usages du fleuve : face aux pollutions historiques d’origine industrielle et agricole, la mise en œuvre des réglementations européennes améliore la situation
3.1. Production d’énergie
L’hydroélectricité est la 3ème source d’électricité dans le monde après le charbon et le gaz, et de loin la première énergie renouvelable participant à l’atténuation du changement climatique, notamment grâce à son faible bilan carbon [5] et ses faibles coûts de production. En effet, l’hydraulique de fleuve possède le meilleur bilan CO2 de toutes les sources connues d’énergie électrique produisant :
- 250 fois moins de dioxyde de carbone que les centrales thermiques à charbon,
- 3 fois moins que les éoliennes,
- 4 fois moins que le nucléaire,
- 20 fois moins que le solaire photovoltaïque.
Il s’agit d’un investissement à long terme qui contribue à la gestion à buts multiples des fleuves.
En comparaison avec d’autres sources d’électricité classiques, l’hydroélectricité est un secteur à forte intensité capitalistique (création d’infrastructures et d’équipements lourds : figure 3) avec des risques élevés au début du projet (hydrologie, géologie, acceptation sociale et environnementale). Les aspects financiers peuvent poser de nouvelles difficultés car les actifs énergétiques nécessitent souvent une rentabilité à court terme.
Malgré cet inconvénient, le programme de développement à buts multiples de la CNR a été rendu possible au fil des ans, grâce à la péréquation financière recherchée entre les revenus de l’électricité d’une part, et les autres utilisations non rentables de l’eau comme la navigation intérieure et l’irrigation d’autre part.
Depuis les années 2000, le marché de l’électricité a été libéralisé permettant à CNR de devenir un producteur indépendant et de mettre en place une organisation innovante et intégrée pour gérer sa production d’énergie intermittente. Pour gérer au mieux l’incertitude liée à la volatilité des prix et le risque de déséquilibre entre production et vente (figure 4), des compétences de prévision, de planification, de commercialisation et de contrôle à distance de ses actifs sont développées.
De plus, CNR a diversifié ses sources de production énergétique avec des énergies exclusivement renouvelables, telles que les énergies solaire et éolienne. Elle travaille également sur des technologies innovantes (énergie hydrolienne, stockage de l’électricité et mobilité, stockage de l’hydrogène …) dans le cadre de la transition énergétique et de la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Le modèle adopté par la CNR depuis plus de 80 ans continue à évoluer et propose une nouvelle relation à l’énergie par la convergence des intérêts publics et privés, l’efficacité économique et l’intérêt général. Depuis sa création, CNR est un producteur d’électricité verte et un développeur de territoires et entend contribuer activement à la transition énergétique en France et en Europe.
Après des années de désintérêt pour ce mode de transport, les autorités ont donné les moyens financiers d’investir massivement de manière durable dans les voies navigables à grand gabarit de la France, grâce à une taxe originale sur les usages multiples de l’eau. Elle a permis de réinvestir dans les équipements et les infrastructures des grandes voies navigables françaises, dont le développement a pris du retard par rapport aux voies navigables allemandes à la fin du 20e siècle.
Au cours de la dernière décennie, le gouvernement français a encouragé la navigation fluviale, y compris sur le Rhône, considérée comme un véritable mode de transport durable en visant une augmentation des biens non routiers / non aériens de 14% en 2009 à 25% en 2022 (Grenelle, loi de planification du 3 août 2009).
Le transport fluvial durable répond aux exigences des trois principes du développement durable :
- Respect de l’environnement : le transport fluvial présente à la fois une faible consommation d’énergie et une faible émission de gaz à effet de serre par rapport au fret routier ou aérien. En moyenne, un convoi de remorqueurs sur le Rhône, 4400 t – 264 TEU (TEU en anglais ou EVP en français est une unité de mesure de conteneur, ici équivalent à Vingt Pieds) évite l’utilisation de 220 camions de 20 tonnes sur la route.
- Economiquement concurrentiel : le transport fluvial peut être jusqu’à quatre fois moins cher que le transport routier pour certaines chaînes d’approvisionnement. Il implique un grand nombre de secteurs et est bien intégré dans les réseaux logistiques internationaux (la moitié des tonnes / kilomètres mesurée sur le réseau national français a une origine ou une destination européenne).
- Socialement acceptable : son impact social est positif, parce qu’il soulage l’encombrement du réseau routier et grâce au faible nombre d’accidents enregistrés. Il a un fort potentiel de développement, en particulier dans la vallée du Rhône, et génère de multiples emplois directs, indirects ou induits.
Ces enjeux majeurs sont encore enrichis par d’autres avantages, notamment dans les domaines de la promotion du patrimoine culturel et touristique, du développement territorial par la modernisation des réseaux, le développement de nouvelles infrastructures portuaires, les plates-formes multimodales qui relient les infrastructures ferroviaires et routières et le transit de produits conteneurisés entre les ports maritimes et leurs postes de transit.
CNR a développé un réseau de 18 sites industriels et portuaires pour assurer le succès de sa mission de concessionnaire du Rhône.
Leur tête de pont est le Port de Lyon Edouard Herriot (PLEH), premier port du bassin Rhône-Saône en termes de trafic et de taille. Le réseau ainsi formé dans la vallée du Rhône constitue un couloir majeur reliant la mer Méditerranée, via les ports de Marseille-Fos / Sète, et la voie large de la Saône au nord de Lyon.
En outre, le trafic de bateaux de croisière a rapidement augmenté ces dernières années avec 200 000 passagers sur le Rhône en 2018.
3.3. Agriculture, irrigation et protection contre les crues
La protection contre les inondations a toujours été une préoccupation majeure des résidents des cours d’eau et de leurs représentants : élus, syndicats agricoles, industries et villes, etc. Au cours de l’histoire, les communautés riveraines ont cherché à se protéger contre les inondations les plus fréquentes, refusant d’abandonner leurs terres à des inondations de plus en plus exceptionnelles.
Le développement agricole d’un pays est une nécessité économique et de souveraineté nationale dans de nombreuses plaines alluviales du monde.
Le Rhône a bénéficié des 32 stations de pompage installées par CNR pour promouvoir l’irrigation, contribuant au développement de plus de 120 000 hectares de production agricole.
Grâce au soutien financier des politiques agricoles (stabilisation des nappes phréatiques, consolidation des sols, restructuration, commercialisation des produits agricoles), le développement de l’irrigation a permis d’assurer l’efficacité du développement de la vallée avec l’eau fournie par les stations de pompage CNR. Il a amélioré les rendements grâce aux intrants agricoles (engrais, pesticides).
Il est reconnu que ce développement a été fait parfois aux dépens des milieux humides naturels voisins de la rivière, et il a fallu toute la force des associations de protection de la nature pour sauver quelques anciens bras du Rhône et certaines zones naturelles particulièrement intéressantes.
Dans le même temps, l’intérêt des zones d’expansion des crues a été redécouvert, ainsi que leurs vertus, non seulement pour maintenir la qualité des terres, mais aussi pour recharger les eaux souterraines et améliorer la qualité écologique des zones humides. En plus de sa mission d’irrigation de la vallée, la CNR s’engage en apportant son savoir-faire et son expertise, en appuyant la recherche et les expérimentations, notamment en matière d’adaptation des techniques agricoles pour réduire la consommation d’eau et de produits phytosanitaires et ainsi préserver la biodiversité.
3.4. Autres usages industriels
En vallée du Rhône, l’industrie conserve un poids dans l’économie locale plus important que la moyenne française. L’activité industrielle est multiple et est principalement localisée en aval de Lyon. Elle concentre des entreprises du nucléaire, de la chimie, de la pétrochimie et de la pharmacie. Elle représente 36% des prélèvements nets annuels sur le bassin du Rhône (Ref 5). Une contrainte majeure concerne le refroidissement des centrales nucléaires situées le long du Rhône (21% des prélèvements nets annuels), à la fois en termes de débit et de température : à noter l’apparition récente de périodes de tensions, en particulier lors d’épisodes caniculaires et/ou d’étiage prononcé (en particulier 2003 et 2006).
3.5. Loisirs aquatiques et tourisme fluvial
Les loisirs aquatiques et le tourisme fluvial n’ont pas été pris en compte dès le début du développement du fleuve, qui s’est principalement concentré sur la valorisation énergétique, industrielle et agricole de la vallée. Peu à peu, de nouveaux objectifs apparaissent alors que la rivière connaît un meilleur contrôle des niveaux d’eau, un meilleur accès à la rivière et au développement d’une civilisation des loisirs génératrice de retombées économiques complémentaires.
Aujourd’hui, ces usages de l’eau sont pris en compte dès l’élaboration des projets, à l’initiative des collectivités locales en concertation avec le maître d’ouvrage. Cette prise en compte précoce est génératrice d’économies pour les aménagements de loisirs qui bénéficient des avantages offerts par la présence d’engins de chantier, la disponibilité de matériaux…
On a assisté ainsi, le long du Rhône, à la création de plusieurs ports de plaisance de 200 à 300 places, de nombreuses haltes nautiques et d’aménagements plus complets intégrant port, plage, piscine, stade d’eaux vives, lieux de pêche, village de vacances, restaurants et commerces adaptés.
Le développement de la voie navigable du Rhône a permis le développement du tourisme fluvial collectif et individuel. Sur le Haut Rhône, de nouvelles écluses de loisirs ont été mises en place, il y a quelques années, pour permettre un accès plus large aux bateaux de plaisance sur le Rhône. Ces équipements ont été construits dans le cadre du programme des Missions d’Intérêt Général.
3.6. Adaptations au changement climatique
Les études menées sur le changement climatique [6] prévoient, d’ici la fin du 21e siècle, des variations dans les amplitudes de débit du Rhône, avec une augmentation hivernale (du fait d’un décalage temporel de la fonte des neiges) et une forte diminution en période d’étiage -50 à 75% suivant les scénarii climatiques – (du fait de la disparition progressive des glaciers). Ce changement risque de créer des conflits d’usages en période estivale : en particulier, vis-à-vis de l’agriculture irriguée dans le Sud de la France et du refroidissement des centrales nucléaires exploitées par EDF le long du Rhône.
4. Les missions d’intérêt général (MIG) et l’adaptation à l’environnement
Lorsque CNR est devenu producteur indépendant d’électricité, son contrat de concession a été modifié en 2003. Ses missions historiques ont été complétées par des missions d’intérêt général, un engagement libre et volontaire pour la vallée du Rhône, réparti en plans d’actions de 5 ans. Ainsi, CNR exprime la singularité de son modèle d’entreprise, basé sur le principe du partage de la richesse générée par le Rhône avec les territoires et sur sa vision à long terme du développement de la vallée du Rhône. CNR a poursuivi ses Missions d’Intérêt Général au profit des régions en lançant son 3ème plan en 2014. Doté de 160 M€, il suit la dynamique des politiques nationales en matière d’énergie, d’environnement et de transport fluvial, mais aussi les politiques locales en faveur d’une agriculture durable, encourageant l’emploi local, le développement du tourisme, la restauration du patrimoine, l’éducation et la qualité du milieu de vie.
4.1. Débits écologiques
L’augmentation des débits écologiques dans les Vieux Rhône (il s’agit des tronçons naturels court-circuités par les aménagements) est très instructive à cet égard. La valeur des débits réservés a changé avec le temps et avec la façon dont la société tient compte de l’environnement.
Le débit écologique variait selon les aménagements, selon les critères physiques (longueur du canal, qu’il soit alimenté par un affluent ou non …) et selon la saison (plus bas en hiver, plus élevé en été, parfois une saison intermédiaire supplémentaire était considérée).
Sur le Bas-Rhône, les débits réservés étaient relativement faibles par rapport au débit moyen du fleuve : plusieurs dizaines de m3/s en moyenne pour les modules entre 1000 et 1700 m3/s. Ces débits ont prévalu même après la publication de la loi « Pêche » de 1984 qui a établi des valeurs minimales pour les débits réservés mais qui excluait le Rhône et le Rhin de son champ d’application en raison de leur statut international.
Le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) établi en 1996, le plan de restauration hydraulique et écologique décennal du Rhône, initié en 1998 par l’Etat, suivi d’une modification du cahier des charges de la CNR en 2003, identifient plusieurs tronçons du Rhône dans lesquels l’augmentation du débit réservé a pu être mis en pratique dans le but de le restaurer en tant que fleuve « vivant et courant ».
C’est dans ce contexte, et soutenus par la demande locale des riverains du Rhône, que les débits écologiques du Rhône ont été progressivement augmentés avec l’installation de petites centrales hydroélectriques (PCH) au droit des barrages existants, ainsi que l’installation de passes à poissons.
L’intérêt écologique de plusieurs secteurs du Rhône a ainsi été bien pris en compte pour réduire le risque d’eutrophisation [7] grâce à une meilleure dilution, à un temps de renouvellement de l’eau réduit, à une augmentation de la diversité des habitats aquatiques par une augmentation de la lame d’eau et l’amélioration de la reproduction d’espèces cibles.
4.2. Rétablissement des routes migratoires pour les poissons migrateurs
En 1992, la première phase du « programme migratoire» dans le bassin du Rhône prévoyait l’extension de la zone de distribution de l’alose aux frayères situées sur les principaux affluents de la rive droite du Rhône, ce qui était le cas en 1952. Ainsi, une solution technique originale a été proposée pour rétablir la migration bloquée en aval du fleuve par le premier obstacle de l’usine hydroélectrique de Beaucaire en utilisant les écluses de navigation. Parmi les autres raisons qui ont motivé le choix de cette solution, on peut citer le montant de l’investissement, qui était de l’ordre de 10 à 20 fois inférieur à celui de l’établissement d’un système spécifique.
Aujourd’hui, la question est de savoir comment spécifier un nouvel objectif pour l’alose et comment prendre en considération d’autres espèces, comme l’anguille, qui a fait l’objet d’un plan de gestion national et local depuis 2009.
Ainsi, à moyen terme, une stratégie a été mise en place dans le cadre du Plan Rhône avec les objectifs suivants :
- poursuivre la recolonisation du bassin du Rhône par l’alose en amont de la Drôme,
- améliorer les pistes de fraie de l’anguille en favorisant l’installation de passes spécifiques,
- ne pas mettre en péril la migration des anguilles vers l’aval en installant au droit des petites centrales hydroélectriques des systèmes de migration adaptés.
Toutes ces mesures devraient être achevées dans les prochaines années.
4.3. Préservation des zones humides, restauration des méandres et des marges alluviales
Des dispositions réglementaires ont été prises pour créer des réserves naturelles ou des aires protégées autour des zones les plus intéressantes, des milieux humides, des lônes (qui sont des bras du fleuve qui restent en retrait du lit principal, anciens méandres), et des marges alluviales (ces rives de fleuve ont connu un exhaussement suite aux aménagements de Girardon, destinés à faciliter la navigation, à la fin du 19e siècle). Les origines de la restauration écologique résultent de l’amélioration des connaissances, de l’arrivée de la conscience sociale et de la réglementation.
Dans le cadre de la construction des derniers ouvrages du Haut Rhône (fin des années 70 au début des années 1980), cette évolution est claire, la reconnaissance du patrimoine naturel de la rivière a été acquise et la volonté de préservation a été clairement démontrée.
Ces années ont initié et préfiguré une nouvelle ère de restauration écologique dont les projets sont entrés en vigueur dans les années 90 et qui ont été généralisés en 1998. Les objectifs écologiques devaient rester compatibles avec les obligations du concessionnaire. La stratégie consistait à atteindre des objectifs et à ne pas s’opposer à eux, permettant des progrès rapides. L’association de différents partenaires (agence de l’eau, associations, scientifiques …) a renforcé ce développement des mentalités et le type de progrès accomplis.
Les améliorations apportées à la biodiversité et aux conditions de l’habitat dépendaient donc d’une association de mesures : augmentation des débits réservés avec la restauration des lônes. La connaissance acquise par ces projets a ensuite conduit à envisager une action en ce qui concerne les marges alluviales. Depuis 2003, la plupart des travaux de restauration des lônes ont été développés via la composante environnementale des Missions d’Intérêt Général de la CNR qui s’ajoutent également au Plan Rhône.
5. Une leçon pour de futurs aménagements à buts multiples
Imaginés et conçus avec des objectifs économiques qui reflétaient leur temps, les aménagements à buts multiples du Rhône devaient être en mesure de s’adapter en permanence aux changements de ces objectifs et à leurs priorités respectives.
Cette adaptation nécessaire a été un puissant facteur de progrès économique et technologique dans de nombreux domaines. Depuis trente ans, la prise en compte de l’environnement dans la conception et le fonctionnement des projets, initialement négligée par les décideurs, est une autre priorité.
Les aménagements à buts multiples ont pu démontrer leur adaptabilité et leur capacité à respecter les enjeux des territoires Rhodaniens. Ce concept lié aux installations à buts multiples a eu plusieurs avancées notamment deux principales :
- Il a permis des progrès significatifs dans la connaissance des grands réseaux fluviaux (digues, barrages, turbines, écluses, irrigation, intégration dans les vallées) en France et dans le monde. Ces progrès ont concerné aussi le milieu naturel au travers de la connaissance du fonctionnement des hydrosystèmes fluviaux dans toutes ses composantes biotiques (espèces végétales et animales) et abiotiques (milieu physique) lors des travaux des scientifiques.
- Il a démontré, grâce à la conception innovante pour l’époque et aux efforts investis pour la supervision lors de la construction puis pour l’exploitation des ouvrages, la robustesse des aménagements (y compris lors des crues) depuis plus d’un demi-siècle au regard de ses trois missions fondatrices. Au niveau environnement, les impacts se sont poursuivis dans la continuité de ceux amorcés déjà depuis la première correction du Rhône à la fin du 19e siècle pour favoriser la navigation.
Il est certain que le paysage et l’environnement fluvial des vallées ont été fortement modifiés par l’homme au fil des aménagements. Cependant, le fleuve continue de vivre et apporte des richesses sur les territoires traversés. Il a été et doit être encore un vecteur pour le développement économique. Concernant l’environnement, de gros programmes de restauration ont été engagés depuis 20 ans : remise en eau des annexes fluviales, réactivation de la dynamique latérale, continuité sédimentaire, augmentation des débits réservés, amélioration de la continuité piscicole sur les obstacles existants et surtout neufs. Au niveau mondial, ces travaux sont devenus des références techniques et scientifiques (états des connaissances, conception, évaluations des bénéfices).
Dans un contexte de transition énergétique impérative pour notre civilisation afin de lutter contre le réchauffement climatique, ses trois missions fondatrices ont encore plus de sens de nos jours. Elles doivent encore être développées et réinventées : production d’énergies renouvelables et non carbonées (optimisation, éolien, photovoltaïque…), transport des marchandises, soutien à la mutation d’une agriculture étant de plus en plus concernée par les défis environnementaux du 21e siècle (gestion de la ressource en eau). A celles-ci, la préservation de la biodiversité pour les générations futures le long du Rhône et l’utilité sociétale du fleuve pour les territoires méritent d’être pleinement intégrées à la poursuite de ce développement.
Notes et références
Image de couverture. [Source: © Camille Moirenc]
[1] Pour la gestion transfrontalière : PFLIEGER, G, BRETHAUT, C. GOUVRHONE : Gouvernance transfrontalière du Rhône, du Léman à Lyon. 2015 https://archive-ouverte.unige.ch/unige:78922
[2] Pour le détail des aménagements
[3] Pour l’ensemble des prélèvements
[4] Voir la vidéo sur le barrage de Génissiat
[5] Cf. GIEC (2012), Renewable Energy Sources and Climate Change Mitigation. Special Report, Cambridge University Press.
[6] BENISTON M. (2019) – L’impact du changement climatique sur l’enneigement et les glaciers Alpins : conséquences sur les ressources en eau, Encyclopédie de l’Environnement, [en ligne ISSN 2555-0950]
[7] NEMERY J. (2019), Phosphore et eutrophisation, Encyclopédie de l’Environnement, [en ligne ISSN 2555-0950]
L’Encyclopédie de l’environnement est publiée par l’Association des Encyclopédies de l’Environnement et de l’Énergie (www.a3e.fr), contractuellement liée à l’université Grenoble Alpes et à Grenoble INP, et parrainée par l’Académie des sciences.
Pour citer cet article : JOUVE Daniel, MOIROUD Chritsophe (20 avril 2020), Aménagement fluvial à buts multiples : exemple du Rhône, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 9 décembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/eau/amenagement-fluvial-a-buts-multiples-exemple-du-rhone/.
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