Les engrais en France au XIXe siècle
PDFAu XIXe siècle, les paysans utilisent des amendements et/ou des engrais organiques, dans des proportions variables. En Europe occidentale, les rendements agricoles sont alors insuffisants pour garantir la sécurité alimentaire des populations. Or c’est un siècle où le recours en engrais, notamment les engrais chimiques mis au point à partir des années 1840, se développe et permet, entre autres facteurs, une augmentation des productions agricoles, notamment céréalières. En quoi l’approche historique permet-elle de comprendre l’évolution des pratiques de fertilisation dont nous avons hérités ? L’enjeu de cet article est de montrer comment les agronomes rationalisent les techniques de fertilisation des sols en s’adaptant à l’émergence de l’agrochimie au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
- 1. Définitions et réflexions globales
- 2. Émergence de la chimie agricole et de la connaissance de la nutrition des plantes
- 3. L’intérêt des agronomes pour les engrais
- 4. La valorisation agricole des eaux usées urbaines
- 5. Lutter contre la fraude
- 6. Fin XIXe-début XXe siècle : superphosphates et engrais azotés d’origine chimique
- 7. Messages à retenir
1. Définitions et réflexions globales
Au cours du XIXe siècle, le vocabulaire technique concernant les engrais est encore utilisé de manière vague, tant chez les agronomes que chez les paysans, et il n’est pas rare de relever des confusions entre amendements et engrais organiques [1]. Les agronomes sont des lettrés, observateurs subjectifs des pratiques paysannes, souvent membres des sociétés savantes, dont le but est de proposer des techniques pour améliorer la productivité agricole pour assurer la sécurité alimentaire des populations [2]. Ceux qui travaillent la terre, qui manient la charrue et les autres outils agricoles, sont le plus souvent appelés paysans et paysannes.
Les amendements correspondent à des ajouts de marne [3], de chaux ou d’autres terres pour améliorer un sol en modifiant sa structure physique. Des varechs et des boues de moulin ou urbaines sont aussi utilisées comme amendements agricoles depuis l’Antiquité [4]. Les boues urbaines sont souvent transformées en poudrette c’est-à-dire des excréments humains desséchés et réduits en poudre avant d’être épandus sur les parcelles agricoles [5]. Les engrais urbains d’origine humaine sont longtemps réservés à la ceinture maraîchère des villes avant de concerner les grandes exploitations [6]. Il existe donc une gamme très large de méthodes d’amendements dont, par exemple, le crottin de mouton, excrément animal parmi les plus riches en matière azotée [7]. Dans la région nantaise, à partir des années 1820, c’est le « noir animal » qui s’impose car les os réduits en poudre, résidus du filtrage des sucreries, permettent d’apporter l’acide phosphorique nécessaire aux terres acides de l’Ouest [8].
Les amendements sont des engrais mais ils n’en représentent qu’une partie. De manière générale, les engrais correspondent à « tout ce qui, mêlé à la terre arable, augmente ou rétablit la fécondité du sol en fournissant matières organiques et minérales » [9].
Concernant les engrais dits organiques, certains paysans utilisent des fumiers de ferme (Figure 1) ainsi que des engrais verts, c’est-à-dire des résidus après récoltes laissés en plein champ et enfouis lors des labours (Figure 2). On peut y ajouter la colombine, c’est-à-dire les fientes des colombiers et des volières.
A partir du milieu du XIXe siècle, en complément de la fertilisation organique, les engrais chimiques s’imposent (Figure 3). Ils correspondent aux engrais minéraux qui sont obtenus par la transformation mécanique et/ou chimique de « matières extraites de gisements de roches, éruptives, sédimentaires ou salines… » [10].
Ces engrais chimiques permettent d’enrichir les sols agricoles avec les trois principaux minéraux fertilisants : l’azote, l’acide phosphorique ou phosphate de calcium et la potasse. Cependant, le rôle et les bienfaits des engrais chimiques sont discutés dans le cadre d’âpres débats et controverses entre agronomes, principalement français, durant la seconde moitié du XIXe siècle, au moins jusqu’aux années 1880 [11]. Durant le XIXe siècle les discours agronomiques sur les engrais deviennent complexes :
- Certains discours vantent les vertus des engrais chimiques et dénigrent les routines paysannes.
- Au contraire, d’autres rejettent la chimie et font la promotion de la fumure organique.
- Enfin, un troisième registre de discours, plus modérés, associe étroitement l’encouragement à l’usage d’engrais chimiques et de fumure d’origine organique.
2. Émergence de la chimie agricole et de la connaissance de la nutrition des plantes
Les agronomes, au cours du XIXe siècle, cherchent à rationaliser les techniques de fertilisation des sols en s’adaptant à l’émergence de l’agrochimie [12]. La première moitié du XIXe siècle en particulier correspond au moment où la chimie agricole et la physiologie végétale naissantes permettent de comprendre l’importance des apports en minéraux pour la fertilité des sols. Au même moment, l’agronomie s’institutionnalise et la chimie agricole s’affirme. Dénigrée par certains agronomes dans les années 1820-1830, comme Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle (1777-1843 ; Figure 4) très virulent contre les travaux du chimiste britannique Humphry Davy (1778-1829) [13], la chimie agricole s’impose progressivement à la communauté agronomique, surtout après 1840, grâce à l’activisme de Justus von Liebig (1803-1873 ; Figure 5) [14].
Liebig, chimiste et agronome allemand est l’un des fondateurs de la chimie organique. Ses nombreuses publications ont été traduites dans de nombreuses langues et ont été souvent rééditées. Elève de Thénard et de Gay-Lussac, soutenu par Humboldt, Il soutient sa thèse à Giessen où il devient professeur en 1824 (en 1852, Liebig est nommé professeur à Munich). Le laboratoire qu’il dirige devient un foyer de formation et de recherche dans le domaine de la chimie.
L’ouvrage « Chimie organique appliquée à la Physiologie végétale et à l’Agriculture » de Liebig (Figure 6) paraît en septembre 1840. Ce texte est à l’origine de l’emploi des engrais chimiques et du développement de leur industrie. Ce livre est la reprise d’un texte publié en français quatre mois plus tôt, comme introduction à son « Traité de Chimie Organique » (avril 1840, Fortin et Masson, Paris). La chimie agricole et la physiologie végétale permettent de comprendre l’importance des apports en minéraux pour la fertilité des sols.
Liebig critique la théorie de l’humus, défendue alors par de nombreux agronomes européens parmi les plus influents du premier XIXe siècle. Cette théorie est énoncée par Albrecht Thaër (1752-1828) dans ses Principes raisonnés d’agriculture au début des années 1810 où il explique que l’humus, c’est-à-dire la matière brune qui se forme dans le sol après dégradation par l’action de l’oxygène de la matière organique (ce que l’on appelle aujourd’hui la matière organique du sol) permet la nutrition des plantes. Liebig, dans son ouvrage de 1840, « La chimie dans ses rapports avec l’agriculture et la croissance des plantes », démontre que les véritables éléments nutritifs des plantes sont les produits minéraux issus de la décomposition de l’humus et non l’humus lui-même comme le croyaient les tenants de la théorie de l’humus [15]. Liebig l’invalide et entraine son rejet définitif.
Depuis le début du XIXe siècle les travaux de Nicolas-Théodore de Saussure (1767-1845 ; Figure 7) permettaient la réfutation de la théorie de l’humus, mais c’est Liebig qui réussit à « médiatiser » ses résultats et à faire admettre que cette théorie est fausse [16].
Dans la « Chimie Organique appliquée à la Physiologie végétale et à l’Agriculture » et le « Traité de Chimie organique » Liebig formule la théorie de l’alimentation minérale des plantes et la critique de la théorie de l’humus qu’il accompagne de la formulation de deux lois :
- La loi de restitution (les éléments prélevés au sol lors de la récolte doivent lui être restitués par apport d’amendements ou d’engrais)
- La loi du minimum (Figure 8) : « L’importance du rendement d’une récolte est déterminée par l’élément qui se trouve en plus faible quantité par rapport aux besoins de la culture » (Liebig). Cette loi explique donc que la croissance des plantes est limitée par l’élément assimilable présent dans le milieu dont la concentration est la plus faible (on parle aussi de facteur limitant). Liebig explique alors qu’il faut compenser ce facteur limitant (l’azote principalement pense-t-on au XIXe siècle, alors qu’aujourd’hui on sait que c’est le phosphore qui est limitant) en faisant un apport d’engrais (organique et/ou chimique). (Lire Nourrir les plantes en polluant moins ?)
Ces deux lois ont été confirmées par toutes les expériences ultérieures et ont été longtemps des lois fondamentales de l’agronomie. Actuellement on s’est rendu compte que la dimension environnementale de l’agriculture ne permet pas de poursuivre une telle approche trop linéaire de la fertilisation minérale des plantes visant uniquement la recherche des meilleurs rendements. Dans une dimension agro-écologique l’écologie fonctionnelle a recours aujourd’hui au concept de co-limitation insistant sur les interactions et rétroactions à l’œuvre dans le système sol-plante [17].
L’importance de la loi du minimum en agronomie a joué un rôle dans les excès de l’agriculture ultra productiviste de l’après Seconde Guerre mondiale en favorisant la surfertilisation. Marika Blondel-Mégrelis explique cependant qu’une lecture plus fine de Liebig ne fait pas de Liebig le père de l’agriculture intensive mais plutôt le précurseur d’une agriculture de type biologique [18]. Gilles Lemaire juge que Liebscher et sa loi de l’optimum énoncée en 1885 est plus pertinente : « chaque élément nutritif est utilisé de manière d’autant plus efficiente que la disponibilité de l’élément qui est le plus limitant est portée près de son optimum » [19].
Or Liebig n’était pas le premier à énoncer la loi du minimum, Sprengel avant lui, dès 1828, la formulait. De Saussure aussi, dès 1804 annonçait la nutrition minérale des plantes. Et pourtant c’est le travail et les résultats de Liebig qui sont restés sur le devant de la scène scientifique au XIXe siècle et que l’histoire des sciences continue à mettre en avant.
Toutefois ces propositions ont donné lieu à des débats et polémiques longues et tenaces. En France, par exemple, les agronomes Jean-Baptiste Dumas (1800-1884) et Jean-Baptiste Boussingault (1802-1887) mirent très longtemps à accepter la théorie de l’alimentation minérale et surtout l’importance du phosphore et du potassium. Alors pourquoi Liebig est-il resté si présent dans l’histoire de l’agrochimie au détriment des Sprengel, de Saussure ou Liebscher ? Marika Blondel-Mégrelis avance l’explication convaincante d’un Liebig tout occupé à ses recherches et à la promotion de celles-ci, exercice en plus dans lequel il excellait. Pendant que d’autres étaient plus ou moins contrariés dans leur carrière ou accaparés à des tâches d’enseignement. C’est l’efficacité dans la diffusion de ses idées et sa capacité à la polémique qui ont permis à Liebig de s’imposer et de laisser certains de ses collègues dans l’ombre. Une ombre de plus en plus relative car les préoccupations environnementales en matière d’agriculture amènent à retrouver des propositions concurrentes de celle de Liebig comme la loi de l’optimum de Liebscher.
3. L’intérêt des agronomes pour les engrais
D’après les calculs de Jean Boulaine, en 1816, en France, les apports de fumiers ne couvrent que la moitié des besoins en éléments fertilisants [20]. Jusqu’aux années 1860, les quantités d’engrais organiques issues des exploitations agricoles sont insuffisantes pour renouveler la fertilité des sols cultivés. Il est donc impératif pour les agriculteurs de s’approvisionner en engrais organiques, d’où l’usage des boues urbaines, par exemple.
Au XIXe siècle, les agronomes consacrent une très grande part de leurs écrits à cette question des engrais. Adrien de Gasparin (1783-1862 ; Figure 9) rédige 153 pages sur les engrais azotés dans son Cours d’agriculture de 1843 [21].
Jean-Baptiste Boussingault (1802-1887 ; Figure 10), de son côté, au début des années 1860 s’intéresse à la transformation du salpêtre en engrais [22]. Le salpêtre est avant tout utilisé pour la fabrication de la poudre à canon mais son usage militaire n’est pas exclusif. A cette époque les agronomes mènent une « véritable chasse aux engrais » (expression de Jean Boulaine). C’est pourquoi certains cherchent à utiliser à des fins agricoles les vertus fertilisantes du « nitre » ou salpêtre. Il s’agit, ici, du nitrate de potassium, cristaux blanchâtres qui se forment dans les lieux humides, quelque peu différent du nitrate de sodium que l’on trouve au Chili ou au Pérou.
Toutefois, le salpêtre utilisé comme engrais agricole est peu répandu. Boussingault participe au développement de la chimie agricole au sein de son laboratoire de Pechelbronn en Alsace [23]. Avec d’autres, il pense que les engrais chimiques sont importants mais associés à la fumure organique. Avec le salpêtre nous nous retrouvons aux limites de la chimie des engrais ; substance que l’on pourrait qualifier d’intermédiaire, encore amendement et déjà engrais minéral qui permet à Boussingault de proposer un protocole expérimental de mise au point d’un engrais agricole efficace. La pratique de fertilisation des terres avec du salpêtre est peu répandue dans les exploitations agricoles mais elle est plus fréquente dans le cadre horticole. Boussingault prend comme exemple celui du « terreau des maraîchers de Paris », matière extrêmement fertilisante et efficace mais utilisée sur des surfaces assez réduites.
4. La valorisation agricole des eaux usées urbaines
Parmi les multiples sources d’engrais organiques, les eaux d’égout sont valorisées par l’agriculture maraîchère périurbaine puis au sein des grandes exploitations. Cet engrais d’origine humaine est aussi appelé « engrais flamand ». Les agronomes s’y intéressent de près, comme Pierre-Paul Dehérain (1830-1902 ; Figure 11). Dehérain s’intéresse à la chimie des eaux d’égout et à la meilleure manière de les valoriser en les transformant en engrais agricoles. Il y consacre le chapitre VI, « emploi des eaux d’égout », de son Cours de chimie agricole de 1873 [24].
Dehérain explique que les eaux usées sont utilisables par les paysans uniquement si elles sont largement diluées. D’où un marché réduit pour ces eaux usées qui ne trouvent acheteurs qu’auprès des exploitants agricoles qui disposent d’un accès aisé à de grandes quantités d’eaux.
Les fosses fixes recueillant les eaux usées dans a plupart des villes sont souvent peu étanches. Dans le quartier de l’Hôtel de Ville de Paris, par exemple, on mesure jusqu’à 34,3 milligrammes d’ammoniaque (sans doute mg/l mais l’auteur ne le précise pas) alors que la quantité normale oscille entre 0,03 mg et 0,06 mg/ml [25]. Le contenu des fosses infecte donc les réserves d’eau potable de la capitale française. C’est un réel danger : le lien est déjà fait entre les déjections humaines et la transmission du choléra dont les ravages sont si importants dans les villes du XIXe siècle [26]. Dehérain propose donc d’abandonner les fosses fixes, qu’il qualifie de « foyers d’infection » [27], et suggère de s’inspirer du système de vidange des eaux d’égout (sewage en anglais) adopté à Londres.
Afin d’évaluer l’intérêt de l’usage des eaux d’égout pour l’irrigation des terres agricoles, un champ d’expériences est installé à Gennevilliers (sans tenir compte des protestations des habitants) à partir de juin 1869. D’après Dehérain, l’expérience est tellement concluante que, dès 1870, une cinquantaine de paysans irriguent leurs champs avec les eaux d’égout parisiennes. Après la guerre de 1870 et la Commune de 1871, la reprise de l’irrigation avec les eaux usée entraine une augmentation du prix de la location des terres agricoles des environs de Gennevilliers : il est multiplié par trois en 1872, passant de 80 francs par hectare à 250 francs.
L’irrigation des prairies par immersion complète de celles-ci avec les eaux usées des égouts est pratiquée, avec succès, à Edimbourg. Les rendements sont élevés et les prix de vente des fourrages deviennent importants : ce qui est tout au bénéfice des paysans. De plus, les analyses chimiques citées par Dehérain révèlent que cette pratique limite la pollution des eaux fluviales et de la mer. Dans 100 kg d’eau usées d’Edimbourg on trouve 11,445 g d’azote avant leur épandage sur les prairies. On ne trouve plus que 2,320 g d’azote dans les eaux qui s’écoulent dans la mer. Bien sûr les méthodes d’analyse de l’époque ne permettent pas des mesures très fines et les eaux lixivées sont absentes de l’analyse. Des travaux agronomiques ont montré le temps long de la contamination des eaux par les nitrates et d’autres substances comme l’atrazine en étudiant la lixiviation et les caractéristiques d’adsorption/désorption des eaux dans les sols agricoles [28]. Toutefois, Dehérain remarque, à l’occasion des expériences menées à Lodge-farm près de Londres, que « les nitrates, qui n’existent pas dans les eaux d’égout, se trouvent au contraire en proportions notables dans les liquides qui ont traversé le sol arable » [29] : dès la fin des années 1860 et au début des années 1870 on sait que les nitrates sont filtrés très lentement par les sols agricoles. Mais on n’en connait pas encore la nocivité.
L’irrigation des prairies avec les eaux usées urbaines est donc considérée comme une technique de filtrage qui permet de rejeter dans la mer ou dans les cours d’eau des eaux devenues « propres » ou presque (dans tous les cas selon l’état des connaissances de l’époque).
5. Lutter contre la fraude
Le développement de l’usage des engrais chimiques entraine une augmentation de leur commerce (Figure 12) et incidemment celui de la vente frauduleuse de substances dont la capacité fertilisante est infime.
Avec le développement, depuis le milieu des années 1820 à Nantes, du marché du « noir animal », les fraudes se multiplient flouant de nombreux paysans escroqués par des marchands peu scrupuleux. Aussi, pour lutter contre ces fraudes, un laboratoire d’analyse des engrais est-il fondé dans le département de Loire-Inférieure en 1851, dirigé par le chimiste Pierre-Adolphe Bobierre (1823-1881).
A partir des années 1850-1860 se mettent donc en place des instances de contrôle des engrais pour lutter contre les fraudes. Parmi ces institutions on trouve les premières stations agronomiques françaises. Elles ont été créées grâce à l’action de Louis-Nicolas Grandeau (1834-1911 ; Figure 13 [30]). Ce dernier est titulaire de la chaire de chimie appliquée à l’agriculture à la faculté des sciences de Nancy [31]. Correspondant régulier de Liebig il s’affirme en France, dans les années 1860-1870, comme le fondateur et le principal promoteur des stations agronomiques [32].
Les stations agronomiques sont nées outre-Rhin. Ce sont des structures de recherches dédiées à l’agrochimie et principalement au contrôle des engrais chimiques. Grandeau est convaincu que la station agronomique et son champ d’expérience, sur le modèle allemand, correspondent à la structure de recherche et de liaison avec le monde agricole la plus pertinente et la plus efficace.
Un laboratoire est créé avec un champ d’expériences d’environ un hectare à Jarville au Sud de Nancy, au lieu-dit La Malgrange puis à Tomblaine (Figure 14), toujours dans la banlieue de Nancy, en 1879. Des expérimentations sur les productions agricoles, tant animales que végétales y sont menées. Il s’agit aussi d’effectuer des analyses d’engrais pour les paysans de la région et de les conseiller afin de lutter contre la fraude, conformément aux préconisations de la commission nationale des engrais créée en 1864.
A Tomblaine, Grandeau installe un dispositif innovant mais aussi onéreux : cinq cases lysimétriques [33]. Cet équipement a pour but de mesurer les flux d’éléments chimiques migrant sous le sol lors de comparaisons de techniques de fertilisation minérale et organique. Le premier dispositif de cases lysimètriques (Figure 15) est opérationnel à Rothamsted dès 1832, élaboré par Lawes et Gilbert. Le procédé est amélioré par Grandeau, à tel point qu’aujourd’hui encore les agronomes utilisent les principes techniques essentiels des cases lysimétriques mises au point à Tomblaine [34].
Au sein des stations agronomiques se pose la question de la valeur réelle des éléments fertilisants qui se trouvent dans les engrais achetés par les paysans. Souvent, les paysans achètent leurs engrais en adoptant une démarche empirique, se fondant sur l’aspect ou l’odeur de la substance qui leur est proposée. Cette façon de procéder est jugée rudimentaire et rejetée par les agronomes. Trop fréquemment, durant les années 1860-1870, les noms des engrais sont trompeurs tandis que les chiffres sensés indiquer la teneur en éléments fertilisants sont vagues et peu fiables.
Par exemple, pour les phospho-guanos (Figure 16), comme l’explique en 1879 Albert Roussille, professeur de chimie de l’école d’agriculture de Grand-Jouan (près de Rennes), l’élément fertilisant correspond au phosphate soluble mais il contient aussi du phosphate insoluble à l’action fertilisante nulle [35]. Or, fréquemment le chiffre indiqué sur les sacs de 100 kg d’engrais correspond à la teneur totale en phosphate. Lors de l’analyse chimique il n’est donc pas rare de découvrir une très faible teneur en phosphate soluble rendant l’engrais concerné peu efficace.
La diffusion des connaissances techniques et pratiques sur l’usage agricole des engrais n’en reste pas moins limitée même si les quantités d’engrais utilisées tendent à augmenter à la fin du XIXe siècle, sans doute davantage dans les grandes exploitations capitalistes que dans les petites fermes. Au début du XXe siècle sont utilisées par les paysans, entre 20 et 100 tonnes de fumier par hectare selon la taille des exploitations. Reste que dans les années 1870 les discussions entre agronomes sont encore vives au sujet des normes à fixer et des méthodes d’analyse à unifier. Parfois des divergences importantes sont constatées entre deux analyses du même engrais, ce qui a pour conséquence de faire varier le prix de plusieurs francs/kg, variation considérable à l’échelle de la tonne. Dans son « Traité d’analyse des matières agricoles », publié en 1877, Grandeau donne les valeurs d’azote, de phosphore et de potasse qui permettent de déterminer la qualité d’un engrais minéral grâce à l’analyse chimique [36]. Mais il n’existe pas encore de consensus scientifique sur ces valeurs.
6. Fin XIXe-début XXe siècle : superphosphates et engrais azotés d’origine chimique
En France, au XIXe siècle, contrairement à l’Angleterre, les agronomes sont très critiques au sujet des superphosphates : engrais chimique obtenu par le traitement des phosphates d’origine naturelle, comme le « noir animal », avec de l’acide sulfurique ou phosphorique. D’où le recours massif aux déchets organiques urbains comme engrais agricoles. Il faut attendre les années 1870 pour que leurs réticences s’estompent.
La consommation des superphosphates (Figure 17), utilisables sur tous les types de sols, devient massive au début du XXe siècle, tout comme les scories de déphosphoration, c’est-à-dire les restes issus du traitement de la fonte par le procédé Gilchrist-Thomas. D’après Grandeau, les agriculteurs français utilisent environ 40 kg/ha d’engrais phosphatés vers 1899-1900. Ces engrais phosphatés sont alors devenus indispensables à l’agriculture. Les agronomes ont rapidement découvert, au XXe siècle, que le phosphore est une ressource non renouvelable. C’est pourquoi le recours aux déjections animales et humaines perdure afin de continuer à fertiliser les sols agricoles avec des engrais phosphatés [37].
Potasse et azote de synthèse commencent à être utilisés après 1914 mais les progrès scientifiques qui permettent de les utiliser pleinement sont plus tardifs. Pour la production d’engrais azotés d’origine chimique il faut attendre la synthèse de l’ammoniaque qui est réalisée en 1913. Ces engrais chimiques de synthèse rendent moins indispensable le recours à la poudrette ou aux eaux de fosses de vidanges urbaines.
L’histoire de l’agronomie des engrais au XIXe siècle est donc surtout une histoire de l’émergence de l’agrochimie, qui s’impose dans le dernier tiers du siècle et au début du XXe siècle. Aucune inquiétude concernant d’éventuelles pollutions liées à l’usage des engrais n’est alors formulée par les agronomes alors même que les pollutions d’origines industrielles sont déjà identifiées et, parfois, dénoncées [38].
7. Messages à retenir
- A partir du milieu du XIXe siècle, en complément de la fertilisation organique, les engrais chimiques s’imposent.
- La première moitié du XIXe siècle en particulier correspond au moment où la chimie agricole et la physiologie végétale naissantes permettent de comprendre l’importance des apports en minéraux pour la fertilité des sols.
- La diffusion des connaissances techniques et pratiques sur l’usage agricole des engrais n’en reste pas moins limitée même si les quantités d’engrais utilisées tendent à augmenter à la fin du XIXe siècle.
- Au XIXe siècle ou au début du XXe, aucune inquiétude concernant d’éventuelles pollutions liées à l’usage des engrais n’est alors formulée par les agronomes alors même que les pollutions d’origines industrielles sont déjà identifiées et, parfois, dénoncées.
Notes et références
Image de couverture. Les ramasseuses de Varech, Paul Gauguin (1889), Essen, Museum Folkwang, Allemagne – Domaine public, licence CCO
[1] Cette notice est une version abrégée et réécrite de Knittel F. (2017), « Agronomie des engrais en France au XIXe siècle. Salpêtre, déchets urbains, engrais chimiques : trois exemples de valorisation agricole », Histoire et Sociétés Rurales, n° 48, p. 177-200.
[2] Knittel F. (2009), Agronomie et innovation. Le cas Mathieu de Dombasle (1777-1843), Nancy, Presses Universitaires de Nancy.
[3] Le marnage ou le chaulage corrige l’acidité des sols cultivés.
[4] Bakels, C. (1997), « The beginnings of manuring in Western Europe », Antiquity, n°71, p. 442-445.
[5] Lachiver M. (2006), Dictionnaire du monde rural : les mots du passé, Paris, Fayard, [1er éd. 1997], p. 1050.
[6] Moriceau J.-M. (2002), Terres mouvantes, Paris, Fayard, p. 264-265.
[7] Lecouteux E. (1879), Cours d’économie rurale, Paris, p. 215-217.
[8] Bourrigaud R. (1993), Le développement agricole au XIXe siècle en Loire-Atlantique. Essai sur l’histoire des techniques et des institutions, Thèse de droit, Uni. de Nantes, dactyl., p. 227-263.
[9] Lachiver M., supra note 5 (p. 533 et p. 57).
[10] Mazoyer M., Roudart L. (2002), Histoire des agricultures du monde, Paris, Seuil, [1er éd.1997], p. 85.
[11] Boulaine J. (2006), « Histoire de la fertilisation phosphatée, 1762-1914 », Etude et Gestion des Sols, n°2, p. 129-137.
[12] Jas N. (2001), Au carrefour de la chimie et de l’agriculture, les sciences agronomiques en France et en Allemagne, 1840-1914, paris, EAC.
[13] Mathieu de Dombasle C.-J.-A. (1828), « Examen critique des éléments de chimie agricole de M. H. Davy », Annales de l’agriculture française, 1820, repris dans Annales Agricoles de Roville, tome 5, p. 134-197.
[14] Blondel-Mégrelis M., Robin P. (2002), « 1800 et 1840. Physiologie végétale et chimie agricole. Liebig, une fondation à questionner », dans Belmont A. (dir.), Autour d’Olivier de Serres. Pratiques agricoles et pensée agronomique du Néolithique aux enjeux actuels, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 275-296.
[15] Feller C., Angers D., Chenu Cl., (2023), « Histoire d’humus, 2. De la « théorie de l’humus » à la théorie minérale », Les mots de l’agronomie.
[16] Robin P., Blondel-Mégrelis M. (2001), « Physiologie végétale chimique et chimie agricole, 1800-1840. Saussure, une publication à ressusciter », Comptes rendus de l’Académie d’agriculture de France, 87-4, p. 31-59.
[17] Lemaire G. Tang L., Bélanger G., Zhu Y., Jeuffraoy M.-H (2021), « Forward new paradigms for crop mineral nutrition and fertilization towards sustainable agriculture », European Journal of Agonomy, 125.
[18] Blondel-Mégrelis M. (2020), « Liebig et la loi du minimum », Les mots de l’agronomie.
[19] Liebscher cité par Lemaire G., (2019), « Une nouvelle approche de la fertilisation des cultures », Agronomie, environnement et sociétés, Vol. 9-1, p. 56.
[20] Boulaine J. (1996), Histoire de l’agronomie en France, Paris, Tec et doc éd., 2e éd., p. 251.
[21] Gasparin A. de (1843), Cours d’agriculture, Paris, Librairie de la Maison rustique, p. 506-606.
[22] Boussingault J.-B. (1861), Agronomie, chimie agricole et physiologie, Paris, Mallet-Bachelier, 2e éd, tome 2.
[23] Boulaine J. (1994), « Jean-Baptiste Boussingault (1802-1887) : Professeur d’agriculture (1845-1848), de chimie agricole (1851-1887) », dans Fontanon Cl., Grelon A. (dir.), Les professeurs du Conservatoire national des arts et métiers, Paris, INRP/CNAM, tome 1, p. 246-258.
[24] Pierre-Paul Dehérain enseigne la chimie à l’école d’agriculture de Grignon.
[25] Dehérain P.-P. (1873), Cours de chimie agricole, Paris, Hachette, p. 488.
[26] Bourdelais P., Raulot J.-Y. (1987), Une peur bleue, Histoire du choléra en France, Paris, Payot.
[27] Dehérain P.-P., note 23, p. 488.
[28] Heydel L. (1998), Diagnostic et maîtrise des contaminations des eaux souterraines par les résidus d’atrazine, Thèse d’agronomie, INRA/ENSAIA-INPL, Nancy, dactyl.
[29] Dehérain P.-P., note 23, p. 493.
[30] Benoît M., Knittel F., Cussenot M. (2001), « Trois moments-clés de l’agronomie en Lorraine au XIXe siècle », dans Clément J.-Fr., Le Tacon Fr. (dir.), Sciences et techniques en Lorraine à l’époque de l’Ecole de Nancy, Nancy, M. J. C. Pichon éd., p. 225-239
[31] Simultanément, à partir de 1871 et jusqu’en 1888, Grandeau occupe la chaire d’agriculture de l’école nationale forestière, fondée à Nancy en 1824.
[32] Knittel F., Rollet L. (2016), « Louis Grandeau (1834-1911), professeur de chimie agricole et de physiologie appliquée à l’agriculture », Rollet L., Bolmont E., Birck Fr., Cussenot J.-R. (dir.), Les enseignants de la Faculté des sciences de Nancy et de ses instituts. Dictionnaire biographique (1854-1918), Nancy, PUN-Editions Universitaires de Lorraine, p. 270-274.
[33] Benoît M., Knittel F., Cussenot M. (2001), « Trois moments-clés de l’agronomie en Lorraine au XIXe siècle », dans Clément J.-Fr., Le Tacon Fr. (dir.), Sciences et techniques en Lorraine à l’époque de l’Ecole de Nancy, Nancy, M. J. C. Pichon éd., p. 225-239, p. 236.
[34] Grandeau L. N. (1878), Champs d’expérience de la station agronomique de l’Est. Essai de culture de 1870 à 1877, Paris, Berger-Levrault.
[35] Roussille A. (1879), « La fraude dans le commerce des engrais. Les phospho-guanos », Journal d’Agriculture Pratique, n°1, p. 562-563.
[36] Grandeau L. N. (1877), Traité d’analyse des matières agricoles, Paris, Berger-Levrault.
[37] Schipanski, M. E., Bennett, E. M. (2011), « The influence of agricultural trade and livestock production on the global phosphorus cycle », Ecosystems, n°15, p. 256-268.
[38] Le Roux Th. (2011), Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, Paris, Albin Michel.
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Pour citer cet article : KNITTEL Fabien (26 mai 2024), Les engrais en France au XIXe siècle, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 9 décembre 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/engrais-france-xixe-siecle/.
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