Boues d’épuration : une aubaine pour les terres agricoles ?
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La production massive de boues résultant de l’épuration de nos eaux usées urbaines procède d’une démarche hygiéniste très positive (rejeter dans nos rivières des eaux correctement épurées). Mais, que faire de ces déchets qui ont de bons et de mauvais côtés ? L’épandage de ces boues sur des terrains agricoles est une pratique controversée et pourtant nécessaire. Quel en est l’impact sur les sols récepteurs ?
Note préliminaire : Cet article traite essentiellement des éléments en traces métalliques (ETM) présents dans les boues d’épuration. Les autres contaminants, notamment organiques, ne seront qu’évoqués brièvement. Pour une présentation plus exhaustive de la composition et du traitement des eaux usées traitées dans les stations d’épuration, lire Pourquoi et comment traiter les eaux usées urbaines ?
- 1. Les boues d’épuration, c’est quoi ?
- 2. Constituants des boues : avantages / inconvénients
- 3. Acceptabilité sociétale de l’épandage des boues
- 4. Il y a boues et boues : variabilité spatiale et temporelle
- 5. La réglementation française
- 6. Qualité des sols récepteurs
- 7. Quel impact sur la qualité des sols ?
- 8. Messages à retenir
1. Les boues d’épuration, c’est quoi ?
Ce sont les résidus semi-solides de l’épuration des eaux usées des villes et villages dans des stations d’épuration. Ces eaux « usées » mélangent :
- des eaux « pluviales » (celles qui rincent les toitures, les chaussées, et qui s’enrichissent donc en zinc, cadmium, plomb, hydrocarbures)
- des eaux « domestiques » (celles des lessives, vaisselles, douches, WC), riches en matières organiques, azote, phosphore, cellulose, etc.
S’y ajoutaient autrefois les eaux usées des activités industrielles et artisanales, chargées en divers métaux, notamment en plomb (Pb), en cadmium (Cd) et en mercure (Hg). Désormais ces eaux industrielles sont traitées au sein même des entreprises et ne partent plus dans le tout-à-l’égout sans être, au moins partiellement, épurées.
La production de ces boues en France est estimée à 1 million de tonnes de matière sèche par an. Ces boues peuvent être épandues dans les champs par les agriculteurs ou dans le cadre du paysagisme urbain.
L’épandage concerne 73% des boues d’épuration produites en France (Figure 1), dont un peu moins de la moitié sont préalablement compostées en mélange avec des déchets verts. La surface actuellement épandue en France, est de l’ordre de 750 000 à 800 000 hectares, soit 2,5 à 3% de la surface agricole utile.
Une petite partie peut aussi être traitée par méthanisation des matières organiques, le résidu solide (le digestat) étant épandu après récupération du méthane.
Le reste des boues issues des stations d’épuration françaises est incinéré (18 %) ou envoyé en décharge (9 %), cette dernière filière étant une option « de secours ».
Les eaux traitées sont rejetées dans les cours d’eau.

2. Constituants des boues : avantages / inconvénients
L’épandage agricole est une pratique recommandée par les Agences de l’Eau et par l’ADEME. Il constitue également la principale voie de valorisation des boues en Europe car il présente de nombreux avantages (outre de se débarrasser d’un déchet dont on ne saurait que faire). L’apport de boues permet :
- de fertiliser le sol car elles sont riches en matières organiques, en azote et en phosphore, nutriments indispensables à la croissance des cultures. Elles se substituent partiellement aux engrais de synthèse et participent au recyclage du phosphore, l’élément le plus rare et précieux en agriculture.
- d’améliorer les qualités physiques et chimiques des sols en contribuant au maintien des stocks de carbone.
Les boues contiennent du cuivre, du zinc, etc. donc des oligo-éléments utiles, et beaucoup de calcium (quand les boues sont chaulées, c’est-à-dire traitées avec de la chaux vive). Ce traitement, remonte le pH du sol (quand celui-ci est acide), améliore la stabilité des agrégats et constitue un élément nutritif indispensable aux plantes. En outre l’épandage ne nécessite pas d’investissement pour les agriculteurs, autre que celui d’un épandeur et les boues sont le plus souvent fournies gratuitement.
Mais les boues contiennent aussi des substances indésirables voire polluantes, en quantités variables (nous y reviendrons) :
- Des éléments traces potentiellement toxiques (souvent appelés « métaux lourds »), pour la plupart des métaux (ETM [1]) : Cd, Cr, Cu, Hg, Ni, Pb, Se, Zn ;
- Des micropolluants organiques (hydrocarbures aromatiques polycycliques = HAP, polychlorobiphényles = PCB, PFAS [2], antibiotiques, résidus de médicaments, hormones, pesticides, microplastiques, etc.) ;
- Des organismes pathogènes (vers, bactéries, virus [3]). Pour remédier à cette présence indésirable, les boues sont souvent chauffées et/ou chaulées (voir focus Chaulage et traitement thermique des boues d’épuration).
On peut craindre le transfert de ces substances indésirables depuis les sols récepteurs vers les plantes cultivées (risque de phytodisponibilité) ou les animaux d’élevage et donc vers nos aliments.
3. Acceptabilité sociétale de l’épandage des boues
L’agriculture est prise en tenaille. D’un coté :
- Les eaux usées des villes et villages sont de mieux en mieux épurées et c’est une très bonne chose ;
- la mise en décharge est désormais quasiment interdite ;
- la seule autre voie d’élimination des boues est l’incinération qui est coûteuse et pas anodine pour l’environnement. D’une part les incinérateurs sont peu nombreux et d’autre part il faut stocker en décharge les résidus ultimes (les mâchefers) d’où des transports par camion sur de longues distances. Enfin l’incinération empêche le recyclage des matières organiques et des éléments nutritifs (P, N) que les boues contiennent.
- En conséquence, il y a un volume croissant de boues à faire « éliminer » (ou « recycler » ou « valoriser ») par l’agriculture.
De l’autre, on observe :
- Un souci croissant de la qualité des produits agro-alimentaires ;
- Une méfiance généralisée envers l’épandage des boues, menant à des exigences de transformateurs (Bonduelle, sucriers), de distributeurs (par ex. Carrefour), des consommateurs, voire des importateurs étrangers, se concrétisant par des « chartes de qualité » ou des « labels » excluant formellement les épandages…
- Une volonté de « traçabilité » (comme pour le bœuf, le blé) et la prise en compte croissante du « principe de précaution ».
En règle générale les agriculteurs acceptent assez facilement d’épandre les boues issues de la station d’épuration de leur village. Mais il en va tout autrement quand il s’agit d’épandre les boues des grandes villes et particulièrement celles de Paris et de son agglomération» ! De nombreux conflits sont nés dans diverses régions du centre de la France, notamment dans le département du Cher.
Et pourtant il n’est pas possible d’épandre les grandes quantités de boues générées par les deux grandes stations d’épuration de l’agglomération parisienne (Achères = Seine Aval -Figure 2- et Valenton = Seine Amont) dans le Bois de Boulogne ou le Bois de Vincennes. Il faut bien chercher des terrains agricoles pas trop éloignés et se pose donc le problème de l’acceptabilité des boues des villes par les exploitants des champs.

Perceptions possibles de l’épandage des boues
L’épandage des boues d’épuration sur des terrains agricoles doit-il être considéré comme :
- Une valorisation de déchets recyclés comme matières fertilisantes (connotation très positive) ?
- Un service rendu à la collectivité puisque permettant l’élimination d’un sous-produit dont on ne sait que faire (connotation plutôt positive) ?
- Une dissémination dans notre environnement de substances potentiellement polluantes (connotation très négative) ?
Aux États-Unis ces boues d’épuration reçoivent la dénomination trompeuse de « biosolids » ! De cette façon le préfixe bio, plutôt positif, est utilisé pour masquer une réalité moins reluisante. En France, elles font désormais partie des « produits résiduaires organiques » ou PRO. Ainsi le mot « boues » est prudemment évité.
4. Il y a boues et boues : variabilité spatiale et temporelle
Il est vrai que les boues d’épuration urbaines contiennent des éléments traces métalliques (ETM) indésirables (du plomb, du cadmium, du zinc, du cuivre…), mais en quantités très différentes :
- selon la station d’épuration, selon qu’il s’agisse d’une grande ville industrielle ou d’un petit village rural (variabilité spatiale) (Voir focus Variabilité spatiale et temporelle de la composition des boues d’épuration) ;
- en fonction du temps dans une même station (variabilité temporelle) (Voir focus Variabilité spatiale et temporelle de la composition des boues d’épuration).

Pour obtenir un tel résultat, différentes réglementations ont été mises en place et appliquées. Notamment, le cadmium a été banni strictement de presque tous les procédés industriels qui l’utilisaient : cadmiage pour protéger les métaux contre la corrosion, additif dans les matières plastiques, soudures, fabrication des batteries rechargeables nickel cadmium, colorants, etc. Un premier constat s’impose : la composition en ETM des boues d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle des années 70 à 90 (voir § 7).
5. La réglementation française
La réglementation s’appliquant au recyclage des boues en agriculture est la suivante :
- Articles R211-25 à R211-47 du code de l’environnement.
- Arrêté du 8 janvier 1998 fixant les prescriptions techniques applicables aux épandages de boues sur les sols agricoles (modifié plus tard par un arrêté du 15 septembre 2020).
En voici les points clés :
- Les boues de stations d’épuration (STEP) sont considérées comme des déchets. De ce fait, le producteur de boues est responsable de la filière épandage ; il doit faire chaque année un programme prévisionnel d’épandage, suivi d’un bilan agronomique de celui-ci.
- Il est prévu une forte limitation des flux cumulés d’ETM à travers une plus grande exigence sur la composition des boues et la restriction des tonnages autorisés ;
- Des valeurs limites en 6 éléments traces dans les sols avant l’épandage (par ex : 2 mg de cadmium par kg ou 100 mg de plomb par kilo ont été fixées ; d’où la nécessité de réaliser des études et des analyses préalables (voir § 6). Au-dessus de ces valeurs limites, des dérogations sont possibles mais nécessitent une étude complémentaire de non-mobilité et non-biodisponibilité des ETM présents dans le sol [4].
- Prise en compte du pH du sol récepteur après épandage qui doit être > 6,0.
- Interdiction d’épandre sur des terrains trop pentus ou des sols trop perméables, sur de parcelles proches des cours d’eaux, de captages d’eaux potables ou d’habitations, etc.
Le cahier des charges de l’Agriculture Biologique et d’autres filières qualité comme le Label Rouge interdit l’utilisation de boues d’épuration comme fertilisant.
Enfin, l’épandage de boues sur des prairies n’est pas formellement interdit mais est déconseillé. De même, des restrictions d’épandage sont appliquées aux cultures maraîchères et fruitières.
Rappelons que les ETM étant des éléments présents en très faibles quantités, l’unité de mesure est le milligramme de l’élément par kilogramme de matière sèche (mg/kg MS) qu’il s’agisse d’un échantillon de sol ou d’un échantillon de boue.
6. Qualité des sols récepteurs
Pour sélectionner des sols susceptibles de recevoir des boues d’épuration, le plan d’épandage, doit prendre en compte des considérations :
- de position dans le paysage (parcelles éloignées des cours d’eau, pentes faibles ou nulles) ;
- de nature des sols (pas trop minces, pas trop filtrants). Ensuite il doit s’appuyer sur des analyses de sols, notamment en ce qui concerne six ETM.
La réglementation impose qu’aucun des six éléments n’excède les seuils présentés dans le Tableau 1. Et il s’agit de « teneurs totales » c’est-à-dire de teneurs en éléments majeurs ou en éléments traces obtenues par dosage après mise en solution préalable de tous les constituants, notamment de tous les silicates, très abondants dans les sols [5].
Tableau 1. Valeurs seuils en six éléments traces métalliques pour les « sols » (en réalité pour les horizons de surface labourés des terrains où on envisage d’épandre). Teneurs totales exprimées en mg par kilo de matière sèche (mg/kg MS).

Il ne faudrait pas se tromper sur la signification de ces valeurs seuils. Il ne s’agit pas d’une teneur maximale admissible dans les sols (une petite teneur pourrait être acceptable – une teneur plus élevée ne le serait pas). Il ne s’agit pas non plus de teneurs maximales naturelles au-dessus desquelles une contamination s’avèrerait certaine. Ce sont là des valeurs relativement arbitraires, inspirées initialement d’une réglementation néerlandaise, et qui ne résultent pas d’études scientifiques [6].
La législation française ne propose pas des seuils pour distinguer des sols contaminés et sols non contaminés ! Elle fixe administrativement et seulement des valeurs au-delà desquelles l’épandage des boues de stations d’épuration urbaines n’est pas autorisé automatiquement. Rien de plus.
Plusieurs études [7,8] ont montré que la valeur limite de 50 mg de nickel par kg dans le sol récepteur a été fixé trop bas. De nombreux sols argileux et/ou riches en fer dépassent largement ce seuil, ce qui pose souvent des difficultés administratives et des inquiétudes sans fondement pour certains plans d’épandage. Ce seuil du nickel devrait être porté à 100 mg/kg.
L’épandage peut être autorisé cependant (par dérogation), à condition d’apporter la preuve de l’innocuité de cette concentration élevée en tel ou tel ETM dans le sol récepteur. Cette preuve peut être fournie par une étude complémentaire suffisamment étayée. Un guide méthodologique a été rédigé en 2005 pour aider à formuler des demandes de dérogations à l’épandage des boues d’épuration urbaines sur des terrains agricoles, en cas d’anomalies pédo-géochimiques naturelles [4].
7. Quel impact sur la qualité des sols ?
7.1 Années 70-80 : des impacts controversés
À cette époque, dans la littérature scientifique et technique on a pu lire des affirmations contradictoires, que l’on a pu également entendre dans les couloirs de colloques. Aussi bien » l’épandage des boues d’épuration a un net impact sur les sols et les récoltes, pour preuve l’essai INRA de Bordeaux à Couhins « …mais aussi que » l’épandage des boues de STEP n’a aucun impact décelable sur les sols ni sur les organes végétaux récoltés « .

Dans le cas des sols des plateaux du Vexin (luvisols issus de lœss) [11] (Figure 4), les teneurs agricoles habituelles (TAH) en cadmium s’échelonnent entre 0,20 et 0,40 mg/kg, indépendamment des teneurs en carbone organique qui varient largement. Les trois sites où des boues urbaines ont été épandues montraient les teneurs en carbone les plus élevées mais également des contaminations évidentes en cadmium : entre 1,55 et 2,16 mg/kg. La contamination y était donc avérée.

7.2 Un inventaire des expérimentations en France

Dans le cadre de plusieurs de ces essais et programmes de recherche, des analyses de grains de blé tendre (ou de maïs) ont été réalisées en même temps que les analyses de l’horizon de surface du sol correspondant [15]. Des comparaisons ont pu être faites entre parcelles « avec boues » et parcelles « sans boues ».
Ne seront présentés ici que les résultats relatifs au cadmium, le plus redouté des éléments traces métalliques car le plus mobile et le plus phyto-disponible. Trois grandes catégories d’essais ou d’observatoires ont dû être distingués :
- Décennies 1970 et 1980 : épandages excessifs de boues urbaines très chargées en cadmium.
- Expérimentations : INRA à Couhins (Gironde) ; Bézu-le-Guéry (Aisne) ; La Bouzule (Meurthe et Moselle).
- Réalité agronomique : boues d’Achères sur les sols agricoles du Vexin (Val d’Oise [9,10]).
Il s’agit le plus souvent d’expérimentations qui se caractérisent par des boues très chargées en ETM épandues à hautes doses, d’où des flux apportés d’ETM énormes, notamment de cadmium (Tableau 2). Ce tableau présente les estimations des flux de cadmium apportés dans le cadre des divers essais évoqués dans cet article. Ces flux vont d’à peine 1 g de Cd par ha (petites stations à boues très « propres » – faibles tonnages) à 4320 g de Cd par ha (quatre épandages de boues d’Achères dans les années 1970 et 1980). Sans parler de l’expérimentation de Bézu-le-Guéry où les deux épandages « à double dose » ont apporté 18,9 kilos de cadmium, ni de celle de Couhins Louis Fargue (641 kg) ! Les effets de ces épandages apparaissent nettement dans les teneurs totales mesurées dans l’horizon de surface des sols récepteurs (voir Figures 4 et 5).
Tableau 2. Estimations des flux de cadmium apportés dans le cadre de diverses études réalisées en France (exprimés en grammes par hectare). Comparaison avec la valeur réglementaire européenne et les flux liés à une fertilisation phosphatée. MS = matière sèche. Pour rappel : l’horizon de surface (épais de 30 cm) sur un hectare pèse 3600 tonnes environ. Pour voir les détails de ce tableau, voir références 9, 10 et 11.
- Cas particulier du Limousin (décennie 1990) : épandages de boues urbaines chargées en cadmium industriel dans un contexte de sols acides.
Par suite de l’activité d’un établissement industriel particulier, les boues d’épuration de la ville de Limoges ont été pendant longtemps très chargées en Pb mais surtout en Cd (Tableau 3).
Tableau 3. Teneurs moyennes en ETM dans les boues de Limoges comparées à celles épandues en France à la même époque (expression en mg/kg de MS) © Denis Baize
Depuis 1999, ces boues ne sont plus épandues en agriculture, mais elles l’ont été antérieurement pendant une trentaine d’années. C’est pourquoi la Chambre d’Agriculture a développé une étude de la qualité des sols et des récoltes étroitement calquées sur le protocole du programme Quasar [16], de façon à apprécier l’impact de ces épandages sur la composition des grains de blé.
Trois types de parcelles doivent être distinguées en fonction de l’importance des flux de cadmium apportés par les épandages entre 1988 et 1998 :
- 2 parcelles ayant reçu des flux inférieurs à 100 g/ha (flux faibles) ;
- 4 parcelles ayant reçu des flux de l’ordre de 300 g/ha (flux moyens) ;
- 8 parcelles ayant reçu environ 500 à 600 g/ha soit beaucoup plus que les flux cumulés autorisés par la réglementation française de janvier 1998 (flux extrêmes).
Ces dernières parcelles ont probablement reçu trois fois plus de Cd sur les 30 années précédentes.

3. Décennies 1990-2000 : épandages de boues d’aujourd’hui à des doses raisonnables dans le respect de la réglementation de 1997-98.
- Expérimentations : Grignon et Feucherolles (Yvelines), Colmar et Ensisheim (Haut-Rhin), Poucharramet (Haute-Garonne), Bouy (Marne), Barneau (Seine-et-Marne), Vandeuvre-sur-Barse (Aube), etc.
- Observatoires : programme QUASAR, et Chambres d’Agriculture (Bourgogne-Franche-Comté, Somme, Aisne, Charente maritime) …
Dans toutes ces études on ne constate aucune différence décelable entre les analyses réalisées sur des parcelles ayant reçu des boues et celles effectuées sur les parcelles témoin n’ayant pas reçu d’épandages.
7.3 Comment juger d’un éventuel transfert sol à plante ?
La quantité d’ETM absorbée par une plante via ses racines est très variable (Lire Le système racinaire des plantes : de l’ombre à la lumière). Elle dépend :
- de la famille et de l’espèce (vis-à-vis de l’absorption des ETM comme des éléments fertilisants, un maïs ne se comporte pas comme un blé ni comme un épinard…) ;
- de la variété : cultivé sur un même sol, un blé de variété « Soissons » n’absorbe pas les ETM comme un blé de variété « Trémie ») ;
- des propriétés naturelles du sol où cette plante est cultivée (granulométrie, présence de calcaire, abondance des oxydes de fer, de manganèse, etc.) ;
- des propriétés acquises par le sol suite aux pratiques agricoles successives (amendements, fertilisations) : par ex. le pH ou l’abondance de l’ion Cl–.
En outre, chaque espèce végétale stocke les ETM indésirables dans des organes différents : certaines dans les racines, d’autres dans les tiges, les feuilles ou les grains.
On peut donc imaginer que le nombre de combinaisons possibles espèce × variété × organe × types de sols est pratiquement infini.
Pour estimer les risques de phytodisponibilité, des tests chimiques in vitro sont couramment employés (dits « extractions partielles »). Mais, ces tests sont peu fiables car réalisés en conditions artificielles, sur échantillons de sol séchés à l’air, non adaptés aux différentes plantes, ni aux différents sols, ni aux différents éléments chimiques (Voir focus Les extractions partielles).
Pour savoir avec certitude si une récolte est contaminée suite à la pollution du sol, mieux vaut analyser l’organe récolté (grain du blé ou du maïs, feuille d’épinard, tubercule de pomme de terre). Malheureusement, ces analyses sur matrices végétales sont coûteuses et délicates et nécessiteraient d’être multipliées.
7.4 Importance du pH du sol récepteur
Soulignons l’importance majeure du pH du sol récepteur sur le risque de transfert des ETM (qu’ils soient d’origine naturelle ou anthropique) et notamment du cadmium du sol vers les plantes. Plus ce pH est bas, plus le risque de phytodisponibilité et de mobilité augmente. Heureusement, ce paramètre peut être aisément contrôlé à moyen terme par les agriculteurs, grâce à des apports réguliers d’amendements basiques calciques. On notera que les boues chaulées portent en elles même le » contrepoison » face aux ETM apportés, en remontant le pH des sols récepteurs et en diminuant d’autant le potentiel de mobilité et de phytodisponibilité des métaux potentiellement dangereux.
7.5 Exemples d’épandages de boues en Europe
Dans la plupart des pays européens (Grande Bretagne, Allemagne, Belgique, etc.), la valorisation des boues d’épuration passe par deux filières :
- L’épandage agricole, encadré par des réglementations précises et exigeantes ;
- La production d’énergie (brulage de biogaz ou incinération directe).
En Wallonie, la valorisation en agriculture (considérée comme du recyclage) est préférée à la valorisation énergétique.
La Suisse constitue un cas particulier. Dans ce pays, depuis le 1er octobre 2006, il est interdit d’utiliser les boues d’épuration comme engrais dans l’agriculture. Les boues sont considérées comme des déchets et doivent donc être éliminées par traitement thermique dans des usines d’incinération des ordures ménagères (UIOM), des installations d’incinération des boues ou des cimenteries. L’Office fédéral de l’environnement s’interroge sur un problème technique majeur : comment récupérer le phosphore contenu dans les boues d’épuration, lesquelles, quand elles sont déshydratées, contiennent environ 1 % de phosphore ?
8. Messages à retenir
- La formule « épandage de boues d’épuration urbaines sur des terrains agricoles » ne rend pas bien compte des différences colossales de flux de métaux apportés selon les circonstances : tonnages appliqués cumulés et composition des boues (laquelle a varié beaucoup et varie encore dans le temps et dans l’espace).
- Les épandages réalisés plus récemment, à des doses raisonnables et avec des boues dont la composition respectait la réglementation n’ont pas eu d’impact décelable sur la composition des sols ni sur la composition des grains de blé tendre. Cela s’explique par la modicité des flux de cadmium apportés, très inférieurs aux flux cumulés réglementaires (voir Tableau 2).
- Le principal mérite de la réglementation française de 1998 sur l’épandage des boues a été d’inciter à grandement diminuer les flux d’ETM. Cet objectif a été atteint.
- L’épandage de boues d’épuration urbaines sur des terrains agricoles est décidément la moins mauvaise solution pour se débarrasser de ces déchets, d’autant qu’il permet le recyclage de matières organiques et d’éléments nutritifs comme le phosphore.
- Pour éviter désormais tout problème agronomique et toute inquiétude des populations, trois idées s’imposent :
– Continuer à améliorer la composition des boues (et pas seulement en ce qui concerne les métaux) ;
– Respecter scrupuleusement la réglementation qui est conçue pour éviter tout excès ;
– Ne pas épandre toujours sur les mêmes terrains.
Notes et références
Image de couverture. Station d’épuration en Arabie saoudite [Source : Pixabay]
[1] La notion d’éléments-traces métalliques, ou ETM, tend à remplacer celle de métaux lourds mal définie car englobant des métaux toxiques réellement lourds à d’autres (métalloïdes) qui le sont moins.
[2] Substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (SPFA), plus couramment désignées sous l’acronyme de « PFAS » (de l’anglais per- and polyfluoroalkyl substances).
[3] Lors de la pandémie de Covid-19 (qui a débutée en 2019), provoquée par le coronavirus SARS-CoV-2, les dosages dans les eaux usées des grandes villes avaient permis d’en suivre l’évolution.
[4] ADEME & APCA, 2005. Dérogations relatives à la réglementation sur l’épandage des boues de station d’épuration. Guide technique. 147 pages. https://www.oieau.fr/eaudoc/system/files/documents/41/205253/205253_doc.pdf – https://www.lot.gouv.fr/contenu/telechargement/13267/104377/file/a7_guide_ademe.pdf
[5] Pour obtenir des teneurs totales, il est donc nécessaire d’employer des méthodes de mises en solution capables de dissoudre les silicates (acide fluorhydrique, fusion alcaline) ou bien la fluorescence X.
[6] Baize D., 2002. Les épandages de boues d’épuration urbaines – Examen critique des valeurs limites « sols » de la réglementation française. pp. 137-154. In : « Les Éléments traces métalliques dans les sols – Approches fonctionnelles et spatiales » D. Baize et M. Tercé coord. INRA Éditions, Paris. 570 p
[7] Duigou N. et Baize D., 2010. Nouvelle collecte nationale d’analyses d’éléments en traces dans les sols (horizons de surface) – (Cd, Cr, Cu, Hg, Ni, Pb, Se, Zn). Rapport final. Contrat ADEME 0875C0036. 284 pages.
[8] Duigou N. et Baize D., 2011. Teneurs en éléments traces métalliques de l’horizon de surface des sols en France. Résultats d’une collecte nationale d’analyses – Constitution de la BDetm. 10èmes rencontres de la fertilisation raisonnée et de l’analyse, COMIFER-GEMAS, Reims, 2 p. https://comifer.asso.fr/wp-content/uploads/2015/04/duigou-comifer-2011_v7.pdf
[9] Tercé M., Morel J.L., Baize D., Bermond A., Bourgeois S., Cambier P., Gaultier J.-P., Lamy I., Mench M., Mocquot B. et Moisan H., 2002 – Approches agronomiques – Devenir du cadmium apporté par des épandages de boues urbaines en céréaliculture intensive. pp. 455-469. In : « Les Éléments traces métalliques dans les sols – Approches fonctionnelles et spatiales » D. Baize et M. Tercé coord. INRA Éditions, Paris. 570 p
[10] Gaultier J.P., Cambier P., Citeau L., Lamy I., vanOort F., Isambert M., Baize D. et Tercé M., 2003 – Devenir des éléments traces dans les sols du Vexin français soumis à des épandages de boues. In Tercé M. (Coord.), Agriculture et épandage de déchets urbains et agro-industriels. Les Dossiers de l’environnement de l’INRA n°25, Paris, 154 p. pp. 63-73. https://www.researchgate.net/publication/228751710.
[11] Sols relativement épais montrant une nette différenciation texturale résultant d’une illuviation verticale de particules argileuses.
[12] Baize D., 2006 – Épandages de boues d’épuration urbaines sur des terres agricoles : impact sur la composition en cadmium des sols et des grains de céréales. 17ème Journées Information Eaux, APTEN, 26-28 septembre 2006, Poitiers. Tome 1, pp. 24-1 à 24-14.
[13] Baize D., Courbe C., Suc O., Schwartz C., Tercé M., Bispo A, Sterckeman T. et Ciesielski H., 2006 – Épandages de boues d’épurations urbaines sur des terres agricoles : impacts sur la composition en éléments en traces des sols et des grains de blé tendre. Le Courrier de l’Environnement de l’INRA, n°53, pp. 35-61. https://hal.science/hal-01199208/file/C53Baize.pdf
[14] Baize D., 2009. Cadmium in soils and cereal grains after sewage sludge application on French soils. A review. Agronomy Sustainable Development, 29, pp. 175-184. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00886468/document.
[15] Ont souvent été ajoutés des dosages après extractions dites « partielles » sur échantillons de sols. Différents réactifs (comme l’EDTA ou le DTPA) ont été utilisés, supposés n’extraire que les formes phytodisponibles des ETM.
[16] Courbe C., Baize D., Sappin-Didier V. et Mench M., 2002. Impact de boues d’épuration anormalement riches en cadmium sur des sols agricoles en Limousin. In : Actes des 7e JNES, octobre 2002 – Orléans. p. 15-16.
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Pour citer cet article : BAIZE Denis (23 octobre 2025), Boues d’épuration : une aubaine pour les terres agricoles ?, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 5 décembre 2025 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/sol/boues-epuration-aubaine-terres-agricoles/.
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