Les liaisons dangereuses de l’oxygène et de la vie

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L’oxygène c’est la vie ! En tout cas aujourd’hui nombreux sont les processus biologiques qui ne pourraient pas avoir lieu sans oxygène moléculaire, O2, et beaucoup d’organismes meurent lorsqu’ils en ont privés. Mais d’autres organismes se passent très bien d’oxygène, c’est même un poison violent pour certains d’entre eux. Et par le passé ? En réalité, pendant près de deux milliards d’années, la vie s’est développée sur Terre sans oxygène, tout simplement parce qu’il n’y en avait alors pas, ou trop peu, ni dans l’atmosphère terrestre, ni dans l’eau des océans (une eau qui, elle, est totalement indispensable à la vie !). En fait, la molécule d’oxygène est un sous-produit du métabolisme de certaines bactéries, les cyanobactéries. La vie a créé l’oxygène ! Puis elle a dû se débrouiller pour poursuivre son histoire en présence de cet oxydant puissant. C’est de cette confrontation mouvementée entre vivant et oxygène dont il est question tout au long de cet article.

La molécule d’oxygène, O2, qu’on appelle aussi le dioxygène, est très étroitement associée à l’idée que nous nous faisons de la vie. Avec la molécule d’eau, c’est sans doute celle qui caractérise le mieux la vie aux yeux du grand public. Pas de vie sans oxygène ! Au point que l’éventuelle diminution de son taux dans l’air qui serait induit par la déforestation massive de l’Amazonie soit présentée comme le présage d’une catastrophe planétaire [1]. Pourtant le lien vie – oxygène n’a rien d’absolu. Il fut un temps où, sur notre planète, la vie se développa et perdura en l’absence d’oxygène, et encore aujourd’hui de nombreuses formes de vie s’en passent très bien. C’est même souvent pour elles un redoutable poison. De fait, il y a fort à parier que s’il avait été abondant au tout début de l’histoire de notre planète, la vie n’y serait jamais apparue.

1. L’oxygène, c’est quoi ?

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Figure 1. La molécule d’oxygène, O2, dans sa forme singulet (très réactive) et triplet (bien plus stable). L’ozone, O3, est l’autre molécule importante constituée exclusivement d’atomes d’oxygène. O4 et O8 sont des formes détectées en laboratoire. [Source : © Schéma des auteurs]
L’élément oxygène porte le numéro atomique 8 (Figure 1) [2] : huit électrons gravitent autour de son noyau. À tout moment, six de ces électrons sont capables de participer à la formation de liaisons chimiques. Il s’en forme communément deux entre deux atomes d’oxygène, chacun apportant un électron supplémentaire. Chaque atome d’oxygène se retrouve donc entouré de huit électrons, respectant ainsi la règle de l’octet qui veut qu’un atome doit s’entourer de huit électrons de liaison. C’est ainsi par exemple que se forme la molécule de dioxygène, O2. La façon la plus simple de la représenter consiste à placer une liaison double entre les deux atomes. C’est toutefois une représentation inexacte et dans la forme la plus stable de la molécule chaque atome d’oxygène conserve un électron « célibataire ». On parle alors d’oxygène triplet. Le dessin avec la double liaison (Figure 1) correspond à une autre forme de la molécule qu’on appelle oxygène singulet, bien moins stable et plus réactive que la forme triplet.

D’autres molécules constituées uniquement d’atomes d’oxygène existent. La plus connue est l’ozone, O3, qui est présent dans la haute atmosphère terrestre, où il est produit à partir d’O2. L’ozone nous protège efficacement de certains rayonnements ultra-violets solaires qu’il est capable d’absorber. D’autres formes infiniment plus rares d’oxygène peuvent être obtenues en laboratoire : O4, et même O8 dans l’oxygène solide.

2. L’oxygène, ça sert à quoi ?

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Figure 2. Les sucres sont notre principale source d’énergie. Cette énergie provient de l’oxydation des sucres par O2. Dans le même temps O2 est réduit en eau. Toutes les réactions d’oxydo-réductions sont des échanges d’électrons comme le montre bien les deux exemples du fer et du sodium. [Source : © Schéma des auteurs]
C’est presque une lapalissade : l’oxygène est un oxydant. C’est là son rôle en biologie. Par exemple, il oxyde les sucres que nous ingérons (Figure 2). Les oxydations produisent de l’énergie qui est ensuite utilisée pour promouvoir d’autres processus, chimiques comme la synthèse de molécules biologiques, ou physiques, par exemple tendre un muscle, marcher, courir, réfléchir…

Les mécanismes des réactions d’oxydation sont complexes et sont toujours associés à des mécanismes de réduction. On parle de processus redox.[3] Dans la réaction de la figure 2, le glucose est oxydé (en CO2 et H2O), alors que l’oxygène est réduit (en H2O). Toutes les réactions impliquées peuvent être interprétées en termes de transfert d’électrons. Une molécule est réduite quand elle accepte un électron supplémentaire, elle est oxydée quand elle perd un électron. L’oxygène, O2, qui est réduit en eau, est donc un accepteur d’électrons. Au bout d’une chaine de réactions redox, par exemple la chaine respiratoire, c’est lui qui capte les électrons mis en jeu. On dit qu’il est l’accepteur final d’électron.

Les êtres humains, comme tous les animaux et les champignons utilisent comme source d’électrons des molécules organiques (par exemple des sucres) et comme accepteur O2 : ils respirent ! Les plantes elles aussi respirent et ont besoin d’oxygène pour vivre (même si elles sont capables d’en produire par la photosynthèse ; Lire Lumière sur la photosynthèse). Tout ceci nous fait associer inconditionnellement vie et oxygène. Pourtant d’autres accepteurs d’électrons sont possibles.

3. La vie sans oxygène aujourd’hui

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Figure 3. La réduction des sulfates et des sulfites en sulfures. Les sulfures peuvent être transformés en hydrogène sulfuré (H2S). [Source : © Schéma des auteurs]
L’oxygène est un très bon accepteur d’électrons. Les organismes que nous avons cités précédemment et qui utilisent l’oxygène sont dits ‘aérobies’ (« avec de l’air »). Quasiment toute la vie pluricellulaire est aérobie ainsi que de nombreuses formes de vie unicellulaires. Mais il existe d’autres types d’organismes qui utilisent d’autres accepteurs terminaux d’électrons. On dit qu’ils fonctionnent en anaérobie (« sans air »). C’est le cas par exemple des bactéries de la famille Desulfobacteraceae. Elles utilisent comme accepteur d’électrons les anions sulfates qu’elles réduisent en sulfures (Figure 3). Mais, elles sont aussi capables d’utiliser le soufre élémentaire. Le soufre se situe sous l’oxygène dans le tableau périodique de Mendeleïev. Ce sont des éléments qui ont des propriétés proches (deux « chalcogènes »). Il n’est donc finalement guère étonnant que des organismes l’utilisent. En quelque sorte : faute d’oxygène, pourquoi pas son cousin le soufre ! Et la réduction du soufre en sulfure, qui peut donner l’hydrogène sulfuré, H2S, est rigoureusement analogue à la réduction de l’oxygène en eau.

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Figure 4. L’archée Methanobrevibacter smithii réduit le dioxyde de carbone en méthane. L’illustration met en évidence la composition des membranes d’archées, différentes de celle des bactéries. [Source : Reproduite de Gootlieb et al., ref [5], Licence CC BY-NC 4.0]
Certains organismes unicellulaires sont capables de fabriquer du méthane, CH4. On les appelle les archées méthanogènes.[4] Elles ne réduisent ni l’oxygène, ni le soufre, mais par exemple CO2. Une grande partie du méthane présent dans l’atmosphère terrestre est produite par ce type d’archées. Elles vivent dans les sédiments humides des estuaires, des marais ou des landes (il est possible que les feux follets lumineux qui peuplent les landes soient en fait des flammes résultant de la combustion –entre autres- du méthane émis par des archées) [5] ainsi que dans des milieux extrêmes comme les eaux bouillantes des geysers et le pourtour des « fumeurs noirs » des fonds sous-marins (Lire Microbes des environnements extrêmes). D’autres vivent dans les intestins des ruminants et… des humains, faisant de nous des émetteurs de méthane. 10% des microorganismes présents dans nos intestins font partie de l’espèce Methanobrevibacter smithii une archée méthanogène (Figure 4) [6]. Bien que nous menions une vie indiscutablement aérobie, nous abritons également toute une vie anaérobie dans nos intestins. En poussant un peu plus loin, et en considérant qu’un être humain est la somme d’un organisme pluricellulaire et d’une foultitude d’organismes unicellulaires, ou ’holobionte’ (Lire Adaptation des organismes à leur environnement & Symbiose et parasitisme), on pourrait même dire que notre métabolisme est (très) majoritairement aérobie et minoritairement (quoique de façon non anecdotique) anaérobie.

Pour beaucoup d’organismes qui vivent en anaérobie, l’oxygène est non seulement inutile, il est de plus toxique. C’est un poison qui les détruit rapidement. Pour eux, l’oxygène est synonyme de mort.

4. La vie sans oxygène au commencement

Il y a 4 milliards d’années, quand la vie commençait à se développer, l’atmosphère terrestre ne comportait pas d’oxygène moléculaire. Il est difficile bien sûr d’avoir des certitudes sur la composition de l’atmosphère primitive. On a d’abord cru qu’elle était constituée largement d’hydrogène, de méthane, d’ammoniac. Elle aurait alors été très réductrice. En particulier si quelques molécules d’oxygène s’étaient formées, elles auraient vite disparu, réagissant avec l’hydrogène pour donner de l’eau (O2 aurait été réduit). Mais il semble maintenant acquis que l’atmosphère était surtout composée de dioxyde de carbone, CO2, et de vapeur d’eau, un milieu a priori plus acceptable pour que l’oxygène moléculaire s’y maintienne. Mais l’eau de l’océan terrestre contenait beaucoup de fer ferreux (Fe2+), soluble dans l’eau. Toute trace d’oxygène aurait réagi en oxydant le fer ferreux en fer ferrique (Fe3+), sa forme la plus oxydée.

Il est donc tout à fait certain que la première vie sur Terre a fonctionné en anaérobie, sans oxygène (Lire Il était une fois la vie : la chimie dans l’océan terrestre il y a 4 milliards d’années). Si on considère que la vie sur terre est apparue il y a environ 4 milliards d’années, ce qui semble raisonnable, alors pendant plus d’un tiers de ce temps, l’oxygène n’a été l’accepteur final d’électrons (l’oxydant) d’aucune forme vivante ! Mais alors quel était l’oxydant ? On a vu qu’aujourd’hui ce pouvait être des sulfates ou le soufre. Des dérivés de l’azote, les nitrates et les nitrites, peuvent aussi convenir. Ce sont tous des oxydants potentiels à l’origine de la vie.

Mais un accepteur d’électron encore efficace aujourd’hui était alors omniprésent, CO2, qui est donc un candidat sérieux au rôle d’oxydant primitif. On repense alors aux archées méthanogènes, comme Methanobrevibacter smithii qui pullule dans nos intestins. Si tel a été le cas, alors du méthane s’est formé sur Terre, il y a 4 milliards d’années. Il n’est guère possible d’imaginer trouver aujourd’hui trace de ce méthane originel. Toutes les molécules formées ont depuis été recyclées pour former d’autres produits organiques et/ou redonner du CO2. Et même s’il en restait un fifrelin, comment le différencier du méthane biologique actuel ? Peut-être en cherchant ailleurs ? On trouve du méthane sur Mars. L’hypothèse a été émise qu’il a été formé au début de l’histoire de la planète rouge, quand elle était en partie couverte d’océan et que la vie aurait commencé à s’y développer. Des analogues d’archées méthanogènes sur la toute jeune Mars ? On est loin des petits hommes verts, mais on aurait là des martiennes plus plausibles ! La vie ayant ensuite disparu, le méthane martien aurait pu subsister jusqu’à aujourd’hui, et serait donc un fossile d’archées.

5. L’histoire de l’oxygène et son influence sur le vivant

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Figure 5. Évolution de la pression partielle d’oxygène dans l’atmosphère, en fonction du temps, depuis l’origine de la Terre. Représentation logarithmique ; BP = Before present [Source : Schéma adapté de J. Hirshfeld, Licence CC BY-NC 4.0]
Pendant ce premier tiers de l’histoire de la vie n’existaient que des organismes unicellulaires procaryotes (sans noyau cellulaire). Comme il en existe aujourd’hui deux grandes familles, les bactéries et les archées, il est raisonnable de penser qu’elles étaient déjà présentes. Parmi les bactéries, un groupe allait jouer un rôle dramatique : les cyanobactéries.[7] Elles sont les actrices principales du plus grand bouleversement que notre Terre n’ait jamais connu : l’arrivée de l’oxygène. Elles sont apparues il y a au moins 2,7 milliards d’années. Surtout, elles sont capables de photosynthèse, c’est-à-dire de fabriquer des molécules organiques comprenant plusieurs atomes de carbone (des sucres) à partir de CO2. Pour cela, elles utilisent l’énergie lumineuse fournie par le soleil. Or O2 est un sous-produit de la photosynthèse (Lire Lumière sur la photosynthèse). Si bien que petit à petit cet oxygène a oxydé tout ce qui pouvait le réduire (dont le fer ferreux) jusqu’au moment, il y a 2,4 milliards d’années, où il s’en produisit trop et où il a commencé à s’accumuler (Lire La biosphère, un acteur géologique majeur).

5.1. La grande oxydation : quelques pourcents d’oxygène

Cet évènement considérable, qui s’est étendu de 2,4 à 2 milliards d’années, s’appelle la grande oxydation (en anglais GOE pour Great Oxidation Event).[8] Cette « crise de l’oxygène » a été catastrophique pour un nombre considérable d’espèces au métabolisme anaérobie. Sans doute la plupart d’entre elles ont alors disparu. C’est peut-être la plus considérable extinction de masse qu’a connue la Terre. Une extinction de masse de « tout petits microbes », certes moins télégénique que l’extinction des dinosaures, mais aux conséquences gigantesques. De la même façon que certains dinosaures aviens (les oiseaux) ont survécu à l’extinction du Crétacé, alors que tous les autres dinosaures disparaissaient, certaines anciennes bactéries et archées, en se réfugiant dans des biotopes non oxygénés, ou en s’adaptant, ont passé la crise de la grande oxydation avec succès (ce qui fait qu’il existe toujours des procaryotes).

Parmi les processus adaptatifs, l’un a permis un bon évolutif considérable. Avant le GOE, aucun organisme ne possédait un noyau cellulaire, à la fin du GOE certains en avaient. Les eucaryotes étaient nés ! On pense que ce sont des archées qui se sont transformées. Pour résister au stress oxydant, elles auraient développé des membranes internes, dont l’une serait devenue la membrane nucléaire. A l’intérieur de cette membrane supplémentaire, l’ADN des nouvelles espèces aurait été mieux protégé des attaques de l’oxygène. Ensuite, ou en même temps, des bactéries seraient venues phagocyter ces proto-eucaryotes, y trouvant peut-être protection. Ces ex-archées à noyau et à hôtes bactériens (comme les mitochondries), sont les eucaryotes (Lire Symbiose et évolution : à l’origine de la cellule eucaryote). Grace à eux (et aux procaryotes à métabolisme aérobie), il est permis d’associer vie et oxygène.

5.2. Et encore plus d’oxygène !

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Figure 6. Réplique de Meganeura, une libellule de taille XXL. [Source : Image de Yinan Che, licence CC0]
Après le GOE, il y avait donc de l’oxygène sur terre, mais en quantité bien plus faible qu’aujourd’hui. 21% de l’atmosphère terrestre est actuellement constituée d’oxygène, soit de l’ordre d’un milliard de milliards de tonnes d’oxygène (Lire L’atmosphère et l’enveloppe gazeuse de la Terre). Après le GOE et pendant un bon milliard d’année ce pourcentage resta stable mais faible, à environ 3-4%. Toutefois, il y a un peu moins d’un milliard d’années, il se remet à croitre jusqu’à atteindre peut-être plus de 30%. C’est alors que la vie comme nous la percevons aujourd’hui, avec des animaux, des plantes, des champignons, une foultitude donc d’espèces eucaryotes et pluricellulaires, se met en place.

Il est plus que probable que les deux évènements, l’augmentation importante de la quantité d’oxygène disponible et la multiplication de grandes espèces pluricellulaires, soient liés. Cette augmentation est la conséquence de variations relatives entre photosynthèse et piégeage de la matière organique dans les sédiments qui produisent du dioxygène et d’autres phénomènes qui en consomment comme l’oxydation du fer d’origine magmatique, du soufre minéral, d’anciennes roches sédimentaires…

La respiration aérobie, consommatrice d’O2, a alors permis un apport d’énergie massif qui a rendu possible cette explosion de vie. Ici au moins, l’oxygène, c’est la vie, y compris dans sa démesure. C’est peut-être grâce à son abondance au permien (23% contre 21% aujourd’hui), il y a 300 millions d’années, qu’un genre de libellule géante longue de 30 centimètres avec une envergure de 70 centimètres, Meganeura, (Figure 6) a pu se développer. D’après les auteurs qui présentent cette hypothèse, il n’y aurait plus assez d’oxygène sur terre aujourd’hui pour permettre à Meganeura de vivre et la plus grosse libellule actuelle atteint tout juste 20 centimètres d’envergure (ce qui n’est déjà pas si mal !).

5.3. Trop d’oxygène ?

Mais en arriver à « trop » d’oxygène peut amener de sérieux problèmes, et d’abord à des périodes glaciaires. En effet, tant qu’il n’y en avait pas trop, il restait du méthane dans l’atmosphère, or le méthane est un puissant gaz à effet de serre. Il maintenait un climat qu’on pourrait qualifier de « globalement tropical » sur notre planète. Mais l’accroissement du taux d’oxygène a entrainé son oxydation en CO2. CO2 (on en parle beaucoup, et à juste titre, avec le réchauffement climatique actuel) est aussi un gaz à effet de serre, mais bien moins que le méthane (plus de 20 fois moins par unité de masse). Remplacer le méthane par du gaz carbonique revient donc à refroidir la Terre, si bien que de gigantesques glaciations ont eu lieu à une époque justement nommée le Cryogénien (de l’ancien grec krùos, froid), il y a 700 à 600 millions d’années.

Il est même envisageable que la totalité de la surface de la planète ait été gelée, créant une « Terre boule de neige ». C’est après cette période, pendant l’Édiacarien, que la vie multicellulaire va vraiment s’imposer (Lire Les premiers écosystèmes complexes). La faune de l’Édiacarien était extrêmement riche et diversifiée, elle a pourtant complètement disparu il y a 545 millions d’années, remplacée par une nouvelle faune, celle du Cambrien, qui est à l’origine de tous les animaux que nous connaissons aujourd’hui. Il est probable que l’accroissement de la présence d’oxygène dans l’eau de surface des océans a permis l’explosion de la faune de l’Édiacarien. Sa disparition brutale a quant à elle peut-être été causée par une déstabilisation des couches d’eau océanique, entraînant la remontée d’un puissant gaz toxique, l’hydrogène sulfuré H2S.

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Figure 7. Le triangle de feu. Pour se développer un feu a besoin d’oxygène (venant de l’air), de chaleur et d’un combustible. [Source : Gustavb / Licence CC BY-SA 3.0]
L’oxygène a un autre défaut majeur : il brûle la matière organique, et le feu chaque année détruit des surfaces considérables de forêt et de lande, tuant presque tout, plantes et animaux. Les 21% d’oxygène de notre atmosphère sont suffisants pour enflammer le bois, surtout s’il est sec ou pas trop humide. Mais avec plus d’oxygène encore, les incendies seraient bien plus catastrophiques, et bien plus dangereux pour la vie dans son ensemble (Figure 7).

Il y a 65 millions d’années, lorsque qu’une gigantesque météorite a frappé la péninsule du Yucatan au Mexique, entrainant la disparition de tous les dinosaures non-aviens (Lire Les extinctions massives dans les temps géologiques), l’oxygène était plus abondant qu’aujourd’hui de quelques pourcents. Ces quelques pourcents ont dû avoir des conséquences notables. Les premiers dinosaures (et les autres animaux) à disparaître furent ceux du Yucatan. Puis l’onde de choc a atteint l’Amérique du nord et du sud, le front de l’onde s’étendant en un immense cercle, et broyant tout sur son passage. Un immense Tsunami compléta le tableau et noya jusqu’en Europe et en Afrique tout ce qui ne se trouvait pas suffisamment haut au-dessus du niveau de la mer.

Pour l’instant, l’excès d’oxygène n’y était pour rien. Mais voilà… Des pluies de cendres incandescentes s’abattirent sur toute la planète. Elles allumèrent des millions d’incendies qui se rejoignant n’en firent bientôt plus qu’un à l’échelle de toutes les terres émergées. Et c’est à ce moment que ces quelques pourcents d’oxygène supplémentaires jouèrent un bien mauvais tour aux dinosaures. Beaucoup d’entre eux vivaient dans des zones humides. Avec 21% d’oxygène comme aujourd’hui, sans doute certaines forêts n’auraient-elles pas brulé. En tout cas, il se serait bien trouvé quelques mangroves, quelques landes marécageuses qui n’auraient pas brûlé. Et un nombre, peut-être faible par rapport à leur population initiale, mais non négligeable, de dinosaures aurait passé cette étape. Assez peut-être pour que certains affrontent avec succès le refroidissement climatique qui a suivi, causé par l’impénétrable couche de fumée qui interdisait aux rayons du soleil d’atteindre le sol. On sait que des dinosaures vivaient dans des zones aux hivers rudes. Alors pourquoi pas ? Mais, définitivement, trop d’oxygène, c’est dangereux.

6. Un équilibre précaire

On l’a vu, associer indistinctement vie et oxygène est une erreur. Il y a eu et il y a encore (même à l’intérieur des êtres humains) de la vie sans oxygène. Pendant un tiers de son histoire, la vie sur Terre s’en est fort bien passée. Elle l’a même craint, au point de connaître une grave crise quand les cyanobactéries le produisirent en masse dans les océans et dans l’atmosphère. Par chance, la grande oxydation a été un évènement suffisamment lent (plusieurs centaines de millions d’années) pour que des bactéries et des archées puissent s’adapter et survivre à cette sorte de première guerre chimique mondiale. L’évolution a permis la sélection d’archées qui avaient acquis un noyau et s’étaient associées à des bactéries (l’union fait la force !). Les eucaryotes étaient nés. Ils mettront longtemps pour devenir des animaux et des plantes. Cette fois l’oxygène les y aidera. Mais il n’est jamais loin le point où ce même oxygène pourrait bien brûler tous les organismes terrestres.

L’oxygène terrestre est pris dans un vaste cycle géochimique, lié au cycle d’autres éléments, essentiellement celui du carbone, via la respiration des êtres vivants, leur décomposition, leur enfouissement, la formation des carbonates (les couches de calcaires) ou celle de dépôts d’hydrocarbures et de charbon. Il est en lien aussi avec le cycle du soufre, en formant des sulfates. La stabilité du taux d’oxygène est donc la résultante de nombreux équilibres chimiques, mais aussi de processus physiques. Si toute la matière organique produite dans les océans était oxydée, ceux-ci n’en libèreraient pas. En fait, c’est parce qu’une toute petite partie de cette masse organique est enfouie avant d’être oxydée que le bilan reste positif. L’équilibre est très précaire et se joue à presque rien : à 0,0001% près ! [9]

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Figure 8. La cyanobactérie Prochlorococcus sp., le plus petit et le plus abondant des composants du phytoplancton, est responsable de l’essentiel de la production d’oxygène dans les océans. [Source : Luke Thompson de Chisholm Lab & Nikki Watson de Whitehead, MIT / CC0]
Pour en revenir à la déforestation, certes c’est une bien mauvaise idée pour la biodiversité qu’elle renferme et pour ses populations humaines si spécifiques, de raser chaque jour un peu plus la forêt amazonienne, mais non, ni l’Amazonie, ni l’ensemble des forêts du monde ne sont le « poumon » de la Terre [1]. Les arbres produisent de l’oxygène, c’est vrai, mais ils en consomment aussi, si bien que l’ensemble est équilibré (Lire La biosphère, un acteur géologique majeur). Seul un arbre jeune absorbe vraiment du CO2 (pour grandir) plus qu’il n’en rejette. La majorité de l’oxygène de notre atmosphère provient de la mer, précisément des micro-organismes qui constituent le phytoplancton. Et que trouve-t-on en masse dans le phytoplancton (à côté d’algues eucaryotes) : des cyanobactéries ! Tous les procaryotes du phytoplancton sont des cyanobactéries, les descendantes de celles qui furent responsables de la grande oxydation. Elles sont aujourd’hui en danger à cause du réchauffement des océans. Certes, si le bilan oxygène des océans est positif, c’est seulement parce qu’une petite partie de leur matière organique se dépose au fond des océans et n’est donc pas oxydée. Ce n’est donc pas tant une affaire de production d’O2, mais une conséquence de sa très partielle « non consommation ». N’empêche, si nous voulons sauver notre oxygène, ce sont les cyanobactéries qu’il nous faudra d’abord sauver (Figure 8).

7. Messages à retenir

  • Ce sont essentiellement des phénomènes géochimiques et géologiques qui déterminent la quantité d’oxygène, O2­, présent dans l’atmosphère.
  • Pendant plus d’un milliard d’années, la vie s’est développée sur Terre en absence d’oxygène.
  • Il y a un peu plus de deux milliards d’année, l’apparition de l’oxygène, la grande oxydation, a été un évènement considérable, qui a bouleversée la vie sur Terre. C’est alors que sont apparues les cellules eucaryotes (avec un noyau).
  • C’est quand le taux d’oxygène a ré-augmenté pour atteindre 20 à 30% que la vie pluricellulaire, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est apparue et s’est diversifiées (animaux, champignons, plantes).
  • L’oxygène est aujourd’hui indispensable à la vie, mais c’est un oxydant puissant. Trop d’oxygène pourrait nuire à son maintien, ou en tout cas, la modifier très sérieusement.

 


Notes et références

Image de couverture. Image de l’oxygène dans la grande nébuleuse de la Carène. [Source : Original photo by Dylan O’Donnell, deography.com; derivative work by Tobias Frei / CC0]

[1] Zimmer K., Why the Amazon doesn’t really produce 20% of the world’s oxygen ? National Geographic, 28 Août 2019

[2] Oxygène (Futura Sciences)

[3] Réaction d’oxydo-réduction : un transfert d’électron (La chimie.net)

[4] Les archées : rencontre du troisième type (MNHN).

[5] Boisson T., Feux follets : que sont en réalité ces étranges lumières ? Trust my Science, 2018,

[6] Gootlieb K., Wacher V., Sliman J. & Pimentel M., AP&T, 2016, 43, 197, DOI : 10.1111/apt.13469

[7] Claire König. Les cyanobactéries : apparition, adaptation et reproduction. (Futura Sciences)

[8] The event that transformed Earth (BBC).

[9] Field C.B., Behrenfeld M.J., Randerson J.T. & Falkowski P., Primary Production of the Biosphere: Integrating Terrestrial and Oceanic Components. Science, 1998, 281:237-240. DOI: 10.1126/science.281.5374.237


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Pour citer cet article : LEQRAA Naoual, VALLÉE Yannick (11 février 2022), Les liaisons dangereuses de l’oxygène et de la vie, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 27 avril 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/liaisons-dangereuses-oxygene-vie/.

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