Les glaciers des hautes montagnes d’Asie face au changement climatique

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Avec une altitude moyenne supérieure à 4000 m, le plateau tibétain est le plus élevé et aussi le plus étendu du monde, avec une superficie proche de 5 fois celle de la France. Entourée par les plus hautes montagnes de la planète, cette immense barrière naturelle a une influence notable sur le climat. Vulnérable, elle est aussi sensible au changement climatique que nous vivons. Quelle est l’évolution actuelle du climat de la région ? Cette évolution va-t-elle s’accélérer dans le futur ? Avec quelles répercutions sur les glaciers de la région, aujourd’hui et dans les décennies à venir ? Quels impacts cela aurait-il sur les populations qui vivent à l’aval ? Autant de questions auxquelles nous tentons de répondre dans cet article.

1. Géographie des hautes montagnes d’Asie

carte plateau tibétain Asie
Figure 1. Le plateau tibétain. A, Situation du plateau tibétain sur une carte de l’Asie. [Source : carte sous licence Creative Commons (CC BY 4.0)]. B, Les massifs montagneux qui entourent le plateau tibétain sur une image composite (MODIS, https://modis.gsfc.nasa.gov/) intégrant en blanc l’étendue de la couverture de neige. [Source : © Jean Baptiste Barré]
Les hautes montagnes d’Asie (High-Mountain Asia, HMA en anglais) constituent une région qui s’étend de l’Himalaya au sud et à l’est, à l’Hindu Kush à l’ouest et au Tien Shan au nord. Elle comprend également les chaînes de montagnes du Karakoram, du Pamir-Alay et du Kunlun. Cette zone de montagne entoure le Tibet, le plateau le plus élevé et le plus étendu du monde, avec une altitude moyenne de 4000 m au-dessus du niveau de la mer et une superficie approximative de 2,5 millions de km2, soit près de 5 fois celle de la France (Figure 1).

L’ensemble formé par le plateau tibétain et les hautes montagnes d’Asie est souvent dénommé les châteaux d’eau de l’Asie (“water towers” en anglais) ou encore le troisième pôle [1] :

  • Il abrite la plus grande surface englacée hors des régions polaires, et la présence de ces montagnes, dont certaines dépassent 8000 m d’altitude, induit de fortes précipitations dues au relief.
  • Il abrite 95 536 glaciers sur une surface de ~97 605 ± 7 935 km2 (Figure 2) [2].

La fonte des glaciers et du couvert nival soutient les débits des principaux fleuves asiatiques, tels que le Brahmapoutre, le Gange, l’Indus, le Yangtze, le Fleuve Jaune, le Salween ou le Mékong, contribuant à l’approvisionnement en eau de plus de 1,4 milliard de personnes vivant en aval [3]. Cette population est d’ailleurs en forte croissance démographique, associée aussi à un développement marqué des activités industrielles et agricoles.

station meteo mera peak hautes montagnes Asie
Figure 2. Installation d’une station météo automatique à 6350 m d’altitude, non loin du sommet du Mera peak, sur fond d’Everest (qui émerge des nuages). [Source : © Patrick Wagnon]
Le changement climatique en cours, ainsi que les fortes pressions anthropiques régionales, qui se traduisent notamment par une pollution importante de l’air et de l’eau, constituent des enjeux socio-environnementaux majeurs. Ces enjeux encouragent les scientifiques à étudier le climat, la couverture neigeuse et les glaciers ainsi que l’intégralité du cycle hydrologique dans les hautes montagnes d’Asie (Figure 3). Outre l’acquisition de données d’observations, souvent délicates dans ces régions de montagnes reculées, la modélisation est un outil largement utilisé pour ces activités de recherche. Cet article vise à décrire les approches scientifiques utilisées aujourd’hui pour comprendre l’évolution du climat et de la cryosphère dans la région des hautes montagnes d’Asie.

2. Climat passé et futur des hautes montagnes d’Asie

2.1. Circulation atmosphérique de moyenne latitude et moussons

La situation des hautes montagnes d’Asie, au carrefour des circulations atmosphériques de moyenne latitude, des moussons asiatiques et du climat continental tibétain (Figure 3), explique la difficulté à mettre en œuvre des prévisions météorologiques fiables dans cette région. Elle explique aussi la difficulté à quantifier les conséquences régionales et locales du changement climatique en cours.

Figure 3. Topographie de la région des hautes montagnes d’Asie et surfaces englacées (surface apparaissant en bleu). Les principales circulations atmosphériques sont décrites, et notamment les flux d’ouest (Westerlies), et les deux systèmes de mousson principaux, actifs essentiellement en été : la mousson sud-asiatique (mousson indienne) et la mousson est-asiatique. [Source : © Jean Baptiste Barré]
L’animation A1 de la figure 3 saison par saison montre l’évolution au pas de temps journalier de l’équivalent en eau du manteau neigeux sur la même région et pour la période octobre 2010-septembre 2011. [Source : © Jean Baptiste Barré]

Dans les régions de moyenne latitude, la variabilité de l’atmosphère aux échelles décennale, interannuelle et journalière est particulièrement marquée, notamment en hiver.

  • Cette nature chaotique explique la difficulté à produire des prévisions météorologiques de qualité au-delà de quelques jours.
  • Les prévisions atmosphériques dans ces régions sont aussi délicates aux échelles saisonnières à cause d’une très forte variabilité, moins marquée dans les zones tropicales à ces échelles de temps.
  • Pour mettre en évidence des tendances climatiques aux moyennes latitudes, il est nécessaire de considérer de longues périodes pour faire apparaître des signaux significatifs au regard de la forte variabilité naturelle

Les circulations d’ouest (Westerlies en anglais) transportent de l’humidité depuis l’océan Atlantique, la Méditerranée et la mer Caspienne. Elles génèrent ainsi de grandes quantités de précipitations dans les massifs situés au nord-ouest des hautes montagnes d’Asie, notamment dans le Karakoram et l’Hindu Kush, des régions caractéristiques d’un climat de moyenne latitude. Au sud-est, dans les parties centrale et orientale de l’Himalaya, les trois quarts des précipitations annuelles sont générés en été par les moussons asiatiques [4]. On distingue deux groupes de moussons asiatiques : la mousson sud-asiatique (mousson indienne) et la mousson est-asiatique (Figure 3). Ces moussons affectent le sous-continent indien ainsi que l’Asie du Sud-Est en été, avec une influence évoluant du sud au nord de ces régions au cours d’une période étendue de juin à septembre.

De par sa topographie, la région des hautes montagnes d’Asie joue un rôle clé dans la circulation atmosphérique aux échelles globales et régionales. Elle impacte les ondes atmosphériques à l’échelle de l’ensemble de l’hémisphère nord, affectant la position des courants-jet (jet-streams en anglais), de puissants courants d’altitude qui se situent à l’interface troposphère [5]-stratosphère [6] (Lire Les jet-stream & L’atmosphère et l’enveloppe gazeuse de la Terre) ainsi que la position des rails de dépressions qui se propagent d’ouest en est (voir Figure 3).

Les moussons asiatiques sont principalement déclenchées par les contrastes de température entre les océans et les continents (Lire Les moussons). La région des hautes montagnes d’Asie joue aussi un rôle dans le déclenchement de ces moussons, en favorisant le transfert d’air chaud et humide depuis les régions océaniques vers les zones affectées par les moussons, via deux types de mécanismes :

  • Les effets thermodynamiques : avec l’intensification du rayonnement solaire en été, le plateau tibétain absorbe un surplus d’énergie qui le fait monter en température et réchauffe l’atmosphère à des altitudes élevées, amorçant une pompe qui aspire l’air des régions tropicales situées plus au sud (cf. les flux de moussons dans la Figure 3) ;
  • Les effets mécaniques : la topographie de la région des hautes montagnes d’Asie et du plateau tibétain dévie les courants d’ouest, ce qui est susceptible de favoriser la formation de cyclones et anticyclones, en lien avec la génération d’ondes de Rossby [7]. Ces circulations sont alors elles-mêmes susceptibles d’enclencher l’aspiration d’air chaud et humide des régions situées plus au sud. La déviation selon la verticale des courants atmosphériques induite par la présence de montagnes favorise aussi les processus convectifs qui peuvent renforcer les mécanismes de mise en place de la mousson et accentuer la formation des précipitations sur les flancs sud de l’Himalaya, tandis que le plateau tibétain, étant protégé des flux d’air humide par la barrière orographique himalayenne, reste sec tout au long de l’année.

2.2. Tendances climatiques et réchauffement

De la même manière que dans l’atmosphère globale, on observe dans l’atmosphère des hautes montagnes d’Asie un réchauffement depuis l’époque préindustrielle (~1850) qui s’est intensifié au cours des dernières décennies. Ce réchauffement est contrasté à la fois spatialement et saisonnièrement. Cependant, il est délicat à quantifier en raison du nombre limité d’observations disponibles dans la région, un problème qui affecte aussi l’étude des précipitations et le suivi des glaciers et de la couverture neigeuse. L’utilisation de modèles de circulation générale (MCG, Lire Modèles de climat et le focus « Modèles globaux pour études régionales ») permet d’estimer des changements aussi bien dans le passé, pour des périodes où l’on ne dispose pas d’observations, que dans des projections futures. Elle permet en outre de simuler l’évolution du climat et de sa réponse aux émissions de gaz à effet de serre et aux particules émises par les activités humaines.

On estime ainsi que le réchauffement observé dans les hautes montagnes d’Asie résulte de différents forçages [8] (i) celui des gaz à effet de serre, qui réchauffent l’atmosphère de manière relativement homogène au niveau de l’ensemble de la planète, et (ii) ceux des aérosols, liés à la pollution particulaire, qui affectent le climat plutôt à l’échelle régionale. On distingue différents types d’aérosols :

  • Les aérosols absorbants, comme le carbone-suie, qui réchauffent l’atmosphère et accélèrent la fonte en diminuant l’albédo de surface lorsqu’ils sont déposés sur la neige et les glaciers ;
  • Les particules qui diffusent le rayonnement solaire, comme les sulfates, qui ont tendance à refroidir le climat en bloquant la radiation solaire.

Si ces forçages n’agissent pas tous dans le même sens, la somme de l’ensemble de leurs effets conduit à un réchauffement, avec des modulations régionales qui sont en partie liées aux aérosols.

La Figure 4 illustre le changement de température dans la région des hautes montagnes d’Asie et sur le plateau tibétain [9], [10], [11], [12]. Il est estimé à partir de produits d’observation et de MCG, pour (i) la période hivernale (Décembre-Janvier-Février-Mars-Avril : DJFMA) et (ii) la période de mousson (Juin-Juillet-Août-Septembre : JJAS).

  • Sur la période 1979-2014, on observe un réchauffement modéré, de l’ordre de 0,1°C par décennie dans les plaines du sous-continent indien, et plus prononcé dans les régions situées au nord et en altitude, avec des valeurs qui dépassent parfois 0,5°C par décennie (Figure 4).
  • Le couvert neigeux montre des tendances spatiales contrastées en hiver et un recul généralisé en été (Figure 4 eg), des tendances moins prononcées dans la moyenne multi-modèle (Figure 4 fh) que dans les observations.
  • On observe une augmentation des cumuls de précipitations à l’ouest de la région et un assèchement à l’est, une caractéristique plus prononcée en été qu’en hiver (Figure 4 ik) et qui est beaucoup plus modérée dans les modèles (Figure 4 jl).

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Figure 4. Tendances de température (a-d, données CRU [10]), couverture neigeuse (e-h, NOAA CDR [11]) et précipitations (i-l, APHRODITE [12]) observées pour la période 1979-2014 en hiver (DJFMA; a, e, i) et durant la mousson (JJAS; c, g, k) et comparées à la moyenne multimodèle CMIP6 (DJFMA; b, f, j et JJAS; d, h, l). Les zones hachurées mettent en évidence les régions où la tendance n’est pas significative (valeur p > 0,05). [Source : © Lalande et al. [9], article distribué sous licence Creative Commons (CC BY-NC 4.0)]
Les tendances de précipitations et d’étendue du couvert neigeux sont plus faibles dans la moyenne multi-modèle que dans les observations. Cela ne démontre pas nécessairement une faiblesse des modèles. Cette différence peut aussi illustrer une forte variabilité interannuelle à décennale dans la région, liée à la nature chaotique du système climatique qui est susceptible de générer des tendances d’ampleurs équivalentes ou supérieures aux tendances anthropiques à l’échelle de quelques décennies. Le fait de moyenner les sorties de plusieurs modèles lisse cette variabilité chaotique en ne laissant apparaître que la réponse forcée du climat aux gaz à effet de serre et aux aérosols.

Si l’augmentation de température est à la fois généralisée et marquée dans cette région, les changements de précipitation et de couverture neigeuses sont plus contrastés car ils dépendent de processus complexes. Par exemple la fonte du couvert neigeux peut être compensée par une augmentation des précipitations hivernales qui génère plus d’accumulation de neige en surface.

Par ailleurs, l’augmentation de température induit en général une intensification du cycle hydrologique et donc des précipitations plus importantes. Celles-ci peuvent cependant être modulées par des changements de circulation atmosphérique, liés eux-mêmes à une réponse du climat aux forçages anthropiques ou à de la variabilité naturelle.

Le changement climatique dans les hautes montagnes d’Asie se traduit aussi par des événements extrêmes plus fréquents et plus intenses, comme des intensités extrêmes de pluies ou des canicules. Il induit aussi une fonte du pergélisol et un recul des glaciers (cf partie 3).

2.3. Projections futures

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Figure 5. Médiane des différences simulée en moyenne entre les périodes 2081-2100 et 1995-2014 pour la température (abcd), la couverture neigeuse (efgh) et les précipitations (ijkl) dans le cadre des scénarios SSP2-4.5 et SSP3-7.0. Le contour noir correspond aux hautes montagnes d’Asie (> 2500m), pour lesquelles la tendance moyenne est indiquée dans la case inférieure gauche. 10 modèles sont considérés. [Source : © Lalande et al., [9], article distribué sous licence Creative Commons (CC BY-NC 4.0)]
Nous disposons actuellement d’un ensemble de simulations climatiques couvrant la période historique (1850-2014) et des projections futures suivant des scénarios d’émissions estimés jusqu’en 2100. Ces scénarios dénommés « Shared Socioeconomic Pathways » en anglais (SSPs) sont basés (i) sur le degré de collaboration ou de compétition entre les pays et (ii) sur la perturbation radiative au sommet de la troposphère à la fin du siècle, estimée avec un nombre variant de 1,6 à 8,5 W m-2.

Parmi ces scénarios, la figure 6 montre pour les scénarios SSP2-4.5 (émissions réduites) et SSP3-7.0 (émissions fortes) les différences de médianes [13] des modèles entre 2081-2100 et 1995-2014 pour la température, les précipitations et la couverture neigeuse.

Les modèles suggèrent une certaine similitude entre tendances passées et futures (Figures 4 et 5), mais avec des changements locaux plus marqués dans les projections, qui peuvent atteindre localement (i) plus de 6°C pour la température, (ii) -15% pour la diminution de surface du couvert neigeux et (iii) +1,2 mm par jour pour les précipitations.

A l’échelle de l’ensemble de la région des hautes montagnes d’Asie, le réchauffement médian simulé en 2081-2100 par rapport à 1995-2014 est estimé à :

  • +1,9 [+1,2 à +2,7] °C dans le scénario SSP1-2,6 ;
  • +6,5 [+4,9 à +9,0] °C dans le scénario SSP5-8,5.

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Figure 6. Moyennes de température dans la région des hautes montagnes d’Asie en fonction de la température moyennées à l’échelle globale (a), sur les surfaces continentales de l’hémisphère nord (b), et sur les surfaces continentales de l’hémisphère situées au sud de 60°N (c). Les couleurs des points correspondent aux scénarios d’émissions. [Source : © Lalande et al. [9], article distribué sous licence Creative Commons (CC BY-NC 4.0)]
Ce réchauffement général est associé à :

  • Une diminution relative de l’étendue de la couverture neigeuse de -9,4 [-16,4 à -5,0] % à -32,2 [-49,1 à -25,0] %
  • Une augmentation relative des précipitations de + 8,5 [+4,8 à +18,2] % à +24,9 [+14,4 à +48,1] % à la fin du siècle dans ces scénarios respectifs.

Ces simulations montrent que le taux de réchauffement dans les hautes montagnes d’Asie est plus élevé de 46% par rapport au taux de réchauffement global (Figure 6a). Cette amplification est principalement expliquée par le contraste de réchauffement entre les surfaces continentales et les océans, ces derniers se réchauffant moins vite en raison de leur forte inertie thermique. Le réchauffement des hautes montagnes d’Asie reste cependant 11 % plus élevé que sur les autres surfaces continentales de l’hémisphère Nord à l’exclusion de la région Arctique (Figure 6c). Cette amplification régionale est en partie liée au retrait de la cryosphère qui laisse place à des surfaces plus sombres absorbant un surplus d’énergie solaire en raison de leur faible albédo [14]. Les modèles permettent en outre de démontrer une relation quasi linéaire entre le réchauffement moyen global et celui simulé dans les hautes montagnes d’Asie (Figure 6).

Ce résultat, robuste et vérifié autant avec les observations qu’avec les modèles, suggère que l’évolution future du climat des hautes montagnes d’Asie au cours du prochain siècle dépend très fortement de la moyenne globale de température, et donc des décisions politiques qui pourraient permettre de limiter les émissions de gaz à effet de serre à l’échelle de la planète.

3. Glaciers et climat en Asie

3.1. Répartition géographique et caractéristiques morphologiques des glaciers des hautes montagnes d’Asie

La distribution des glaciers et leurs caractéristiques morphologiques sont fortement conditionnées à la fois par la topographie, et par les régimes climatiques qui prévalent. Si la topographie fixe une contrainte absolue sur l’altitude maximale à laquelle se forment les glaciers, le climat exerce un contrôle très fort sur l’altitude minimale que les glaciers peuvent atteindre. En effet, il se produit une compétition :

  • entre les processus qui contribuent à l’accumulation (précipitations sous forme de neige) ;
  • et les processus d’ablation (fonte principalement, mais également sublimation ou vêlage dans les lacs le cas échéant)

L’équilibre entre ces deux types de processus étant contrôlé par le climat.

Pour comprendre la distribution géographique des glaciers des hautes montagnes d’Asie, on peut s’intéresser à une grandeur qui est l’altitude de la ligne d’équilibre (ELA en anglais). Elle représente l’altitude à laquelle l’accumulation et l’ablation se compensent exactement. Cette altitude varie chaque année : si les processus d’ablation dominent, l’altitude de la ligne d’équilibre remonte, et sinon, elle descend. Des études empiriques montrent que l’altitude de la ligne d’équilibre qui correspond à un état d’équilibre d’un glacier est environ égale à son altitude médiane [15].

Une cartographie des altitudes de la ligne d’équilibre des glaciers des hautes montagnes d’Asie montre que les glaciers sont présents à des altitudes très différentes selon leur localisation (Figure 7) [16] :

  • Les glaciers situés à l’ouest et au nord-ouest (Tien Shan, Pamir, Hindu Kush, Karakoram) ont des altitudes de la ligne d’équilibre peu élevées, entre 4000 et 5000 m d’altitude [17].
  • Les glaciers situés plus au sud (Himalaya central, Nyainquentanglha) ou dans la partie intérieure du plateau tibétain et dans la chaîne des Kunlun Shan ont des altitudes de la ligne d’équilibre supérieures à 5000 m voire 6000 m d’altitude.

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Figure 7. A- Cartographie de la précipitation annuelle, exprimée en mm par an et tirée du produit APHRODITE (Asian Precipitation – Highly-Resolved Observational Data Integration Towards Evaluation : produit grillé de précipitation obtenu à partir d’un réseau d’observations au sol) ; article distribué sous licence Creative Commons, Attribution 3.0 License ; B- Cartographie des altitudes de ligne d’équilibre (ELA) des glaciers des hautes montagnes d’Asie [17]. [Source : article distribué sous licence Creative Commons (CC BY-NC 4.0)]
La répartition spatiale des altitudes de la ligne d’équilibre ressemble très fortement à celle de la précipitation annuelle (Figure 7). Cela s’explique en partie par le fait que les précipitations jouent un rôle important dans les processus d’accumulation, et donc que dans les zones soumises à des précipitations importantes, les langues des glaciers peuvent atteindre des altitudes relativement basses car ces glaciers accumulent beaucoup de neige. A l’inverse, dans des climats continentaux secs, l’extension des glaciers est confinée à la haute altitude.

En dehors du climat, d’autres facteurs d’ordre morphologique peuvent influencer la répartition des glaciers. C’est le cas notamment de la pente qui, si elle est forte, peut favoriser les avalanches et de fait modifier l’accumulation, ou de la couverture détritique.

Cette dernière caractéristique a été largement étudiée ces dernières années, car de nombreux glaciers des hautes montagnes d’Asie sont partiellement couverts de débris rocheux de granulométries variables, allant de l’échelle submillimétrique à plusieurs mètres. Grâce à des mesures par satellite, des cartographies des surfaces englacées couvertes de débris ont été produites pour l’ensemble des hautes montagnes d’Asie. Herreid et Pellicciotti [18] estiment à 14 % et 19 % la surface de ces glaciers couverte de débris, selon qu’ils sont situés à l’ouest ou à l’est de la chaîne, respectivement.

Plus les glaciers sont couverts de débris, plus leur langue s’étend à basse altitude, probablement en raison de l’effet isolant des débris rocheux qui limite les processus d’ablation [19]. La présence de débris rocheux module ainsi localement et régionalement la distribution des glaciers. C’est aussi le cas pour d’autres facteurs morphologiques comme la pente, l’orientation…

3.2. Une évolution contrastée des glaciers selon les régions

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Figure 8. Installation d’une balise d’accumulation à 5800 m sur le glacier Mera, avec saupoudrage d’une poudre minérale colorée en bleu pour distinguer un horizon repère, qui sera identifié l’année suivante par carottage manuel. [Source : © Patrick Wagnon]
Pour analyser l’évolution récente des glaciers dans les diverses régions des hautes montagnes d’Asie, on s’intéresse à leur bilan de masse (Lire Focus « Le bilan de masse des glaciers »), variable directement reliée au climat (Figure 8). Azam etal. [20] ont réalisé un travail de fourmi pour rassembler, critiquer et compiler toutes les observations, in situ et par satellites, jamais réalisées sur les régions de l’Himalaya et du Karakoram. Seulement 24 glaciers ont fait l’objet de mesures in situ de bilan de masse. Celles-ci sont en général discontinues, parfois de mauvaise qualité et plutôt récentes puisque la première mesure date de 1974. Dans la partie nord-ouest des hautes montagnes d’Asie (Pamir et Tien Shan), de nombreux glaciers étaient suivis au temps de l’URSS. Des programmes sont en cours pour ré-initier ces mesures, mais la lacune des années 1990 et du début des années 2000 devra être comblée par des mesures indirectes [21].

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Figure 9. Carte des changements d’épaisseur des glaciers des hautes montagnes d’Asie. La taille des cercles représente la surface englacée par point de grille de 1° par 1°, et la couleur des cercles représente les taux de changement d’épaisseur des glaciers sur la période 2000-2016. [Source : Figure adapté de Brun et al., [23]]
Heureusement, l’avènement de l’ère spatiale a permis d’obtenir, grâce à la méthode géodésique (Lire focus « Le bilan de masse des glaciers »), une quantification de la variation de masse des glaciers de toute la région de façon exhaustive depuis les années 2000 [22], et de façon incomplète depuis les années 1960 [23] (Figure 9) :

  • L’étude la plus récente [24] montre que les glaciers des hautes montagnes d’Asie ont perdu -0.22 ± 0.05 m équivalent en eau (e.e.)/an entre 2000 et 2019, soit environ 2 fois moins que la moyenne globale sur la même période pour les glaciers hors régions polaires.
  • Dans la zone Asie du Sud, il existe des disparités entre les bilans de masse régionaux, moins négatifs dans la partie ouest (-0.14 ± 0.05 m e.e./an) que dans la partie est (-0.47 ± 0.05 m e.e./an).
  • Dans le reste des hautes montagnes d’Asie, les bilans sont de -0.20 ± 0.05 m e.e./an, mais cette valeur cache une forte hétérogénéité des bilans au sein de cette région.
  • De plus, pour ces régions, la perte de masse s’est semble-t-il intensifiée entre le début et la fin de ces 2 dernières décennies avec environ une perte double en 2015-2019 comparée à 2000-2004.
  • Le traitement systématique des images satellite a permis de quantifier le bilan de masse avec une résolution spatiale très précise sur l’ensemble des hautes montagnes d’Asie entre 2000 et 2018 [25], avec des valeurs pour 12 sous-régions (Figure 10).
  • Les pertes de masse glaciaire sont fortes dans tout l’Himalaya et maximales dans la partie sud-est (-0.55 ± 0.13 m w.e./an entre 2000 et 2018).
  • Dans le Karakoram, au contraire, les glaciers sont quasiment stables (-0.04 ± 0.04 m e.e./an entre 2000 et 2018). Cette stabilité des glaciers du Karakoram, unique sur notre planète, est connue depuis 15 ans sous le terme de « Karakoram anomaly » [26]. Celle-ci est en fait centrée sur la région immédiatement au nord-est du Karakoram, le Western Kunlun où les glaciers gagnent un peu de masse (+0.04 ± 0.04 m e.e./an entre 2000 et 2018).

mesure accumulation glacier chhota shigri Inde
Figure 10. Mesure d’accumulation à l’aide d’un carottier manuel sur le glacier Chhota Shigri, en Inde du nord. [Source : © Patrick Wagnon]
Grâce aux images déclassifiées des satellites espions des années 1960, le même genre d’étude a pu être réalisé, mais de façon moins précise et seulement sur des zones limitées. Ces disparités régionales observées depuis 2000 existent depuis les années 1960, même s’il y a eu une intensification de la perte de masse durant ces deux dernières décennies par rapport aux décennies précédentes [10].

On ne connait pas encore tous les éléments explicatifs à ce comportement singulier des glaciers du Karakoram, mais certaines pistes d’explications commencent à émerger :

  • D’une part, ces glaciers ont une morphologie particulière liée à la topographie extrême de la région, avec une couverture de débris souvent importante et une activité avalancheuse majeure, des facteurs propices à limiter la fonte.
  • D’autre part, on observe une augmentation des précipitations annuelles, hivernales et estivales conjuguée avec une diminution des températures moyennes et minimales durant l’été.

Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer ces tendances climatiques, depuis une modification des circulations générales d’ouest porteuses de précipitations [27], plus centrées sur le Karakoram qu’il y a quelques décennies, jusqu’à une intensification du cycle de l’eau à l’échelle régionale, du fait du développement de l’irrigation dans le bassin du Tarim, au nord-est du Karakoram [28]. L’anomalie Karakoram existe au moins depuis les années 1970 [10], mais elle tendrait à disparaître actuellement [11].

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Figure 11. Station météo installée sur le glacier Mera devant le Chamlang (7310 m) et le Makalu (8463 m, à gauche). [Source : © Patrick Wagnon]
Si les images satellite ont permis d’incroyables progrès sur la quantification de l’évolution des volumes glaciaires sur l’ensemble des hautes montagnes d’Asie depuis 2000, et plus largement sur l’ensemble du globe, elles restent encore non suffisamment résolues pour accéder à la variabilité interannuelle ou saisonnière du bilan de masse. Encore aujourd’hui, seul le suivi in-situ de glaciers le permet. Les glaciers suivis sur le terrain sont soigneusement choisis pour être représentatifs de zones climatiques variées. Ils font aussi souvent l’objet de mesures météorologiques en continu afin de déterminer les processus qui contrôlent l’accumulation ou l’ablation de neige et glace, et estimer leur sensibilité aux variables climatiques.

C’est par exemple le cas du glacier Chhota Shigri (Figure 10) situé au nord de l’Inde en Himachal Pradesh ou du glacier Mera (Figure 11), non loin du Mont-Everest, dont les séries de bilans de masse initiées en 2002 et 2007 sont respectivement les plus longues de l’Himalaya ou du Népal. Quelques glaciers sont suivis en Asie centrale et dans le Tien Shan au Kazakhstan et en Chine où les glaciers Tuyuksu et Urumqi N°1 sont suivis depuis 1957 et 1959, respectivement. Des équipes chinoises réalisent aussi un suivi de long terme et de qualité des bilans de masse et d’énergie de surface de plusieurs glaciers au Tibet comme les glaciers Zhadang, Parlung ou 24K. A ce jour, aucun monitoring de glaciers n’existe dans le Karakoram. Il faut dire que ce genre de suivi nécessite un investissement de long terme, aussi bien humain que financier, surtout dans ces régions reculées et de haute altitude où les glaciers sont difficiles d’accès, ou trop escarpés pour s’y promener facilement.

3.3. Une sensibilité différente du bilan de masse au climat selon les régions

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Figure 12. Carte de la sensibilité du bilan de masse des glaciers de hautes montagnes d’Asie [Source : © Sakai et al, ref. [30], article distribué sous licence Creative Commons (CC BY-NC 4.0)]
Nombreuses sont les études qui cherchent à expliquer l’hétérogénéité des bilans de masse actuels des glaciers des hautes montagnes d’Asie. Si les bilans de masse sont si différents d’une région à l’autre, c’est en grande partie lié au fait que le changement climatique n’y est pas identique, mais également au fait que pour un même changement, les glaciers répondent différemment selon la zone climatique dans laquelle ils se trouvent. Sakai et Fujita [29] ont exploré une approche originale : ils ont calculé quelles seraient les réponses des glaciers pour un changement de température homogène. Ils ont ainsi quantifié la sensibilité du bilan de masse des glaciers à une augmentation de température. A l’échelle des hautes montagnes d’Asie, on peut constater que les glaciers les plus sensibles à une augmentation de température sont également ceux qui ont les pertes de masse les plus fortes (Figure 12). Cela montre que la sensibilité des glaciers au changement climatique est importante à prendre en compte, car elle explique en partie les contrastes régionaux des bilans de masse des hautes montagnes d’Asie.

Cette étude montre que les glaciers les plus continentaux, comme ceux de l’intérieur du plateau tibétain et surtout de la chaîne des Kunlun Shan sont les moins sensibles à une augmentation de température. En revanche, une des limites de cette approche est qu’elle ne peut pas expliquer les gains de masse liés à une augmentation de précipitation. Les glaciers les plus maritimes, comme ceux du Nyainquentanglha, sont les plus sensibles à une augmentation de température et c’est également dans cette région que les pertes de masse sont les plus fortes.

3.4. Quel avenir pour les glaciers des hautes montagnes d’Asie ?

Figure 13. Changements de températures régionales et des surfaces glaciaires associés à une augmentation de 1,5 °C. La carte montre l’augmentation de la température moyenne au niveau des glaciers entre la période préindustrielle (1851-1880) et la fin de siècle (2071-2100) pour le scénario d’augmentation globale de 1,5 °C, agrégé par sous-régions RGI8. Les graphiques circulaires illustrent la réduction projetée de la superficie des glaciers dans chaque région pour le scénario de 1,5 °C pour trois dates. [Source : © Kraaijenbrick et al., ref. [30]]
Dans le contexte du changement climatique en cours, la question est éminemment d’actualité, surtout dans les hautes montagnes d’Asie où environ 800 millions d’habitants dépendent en partie de l’eau qui provient des glaciers pour leur approvisionnement en eau potable, l’irrigation ou l’hydroélectricité3. Kraainjenbrink et al.[30] ont mené l’étude la plus complète possible pour estimer les pertes futures des glaciers des hautes montagnes d’Asie, en tenant compte de l’accentuation du réchauffement en altitude, ou des processus spécifiques à ces glaciers comme leur couverture de débris, ou la présence de lacs en surface des glaciers.

D’ici 2100, selon le scénario climatique envisagé, entre un tiers et deux tiers des volumes de glace actuels auront disparu, avec de fortes disparités selon les régions. La figure 13 illustre l’évolution des glaciers des hautes montagnes d’Asie dans le cas où le réchauffement global serait contenu à 1,5°C d’ici à 2100, comme le préconise les accords de Paris de 2015. Le réchauffement est amplifié car cette région est une surface continentale située en altitude, de 1,9 à 2,3°C selon la sous-région, et l’effet sur les glaciers est donc différent :

  • En Himalaya central et de l’est, on s’attend à une perte des deux tiers des surfaces englacées d’ici à 2100.
  • Celle-ci ne serait que de la moitié pour l’Himalaya de l’ouest.
  • Comme prévu, le Karakoram contenant les glaciers les plus grands et les plus épais, est la région la moins impactée, mais on s’attend tout de même à une perte d’un quart des surfaces glaciaires si le réchauffement mondial ne dépasse pas 1.5°C.

Vu les trajectoires des émissions des gaz à effet de serre, ce réchauffement de 1.5°C risque cependant fort d’être largement dépassé et avec lui les pertes glaciaires en Asie et dans l’ensemble du monde.

3.5. Impacts sur les populations

3.5.1. Sur les ressources en eau

Immerzeel et al [31] ont établi un indice appelé Water Tower Index (WTI) en anglais qui croise l’importance des montagnes en termes d’apport en eau et la dépendance ou la vulnérabilité des populations et écosystèmes présents en aval. Parmi toutes les chaînes de montagne au monde, les bassins versants des grands fleuves situés au nord-ouest des hautes montagnes d’Asie (Indus, Amu Darya, Tarim) sont les plus vulnérables. Ces fleuves sont largement alimentés par les glaciers notamment au cours de l’été et ils arrosent des zones densément peuplées, à forte croissance démographique et économique.

Figure 14. A, Les couleurs de la carte montrent la pluviométrie annuelle pour une année moyenne. Chaque camembert correspond à un bassin versant alimentant un barrage. La surface du camembert est proportionnelle au volume d’eau (en km3par mois) alimentant ce barrage, et les dégradés de bleu illustrent la part relative de ce volume provenant de la pluie (bleu clair), du bilan de masse des glaciers (bleu moyen) et de la fonte annuelle de la neige accumulée sur les glaciers (bleu foncé). B, le panneau inférieur a la même légende que le panneau supérieur, mais cette fois pour les mois d’été en situation de sécheresse classique. [Source : © figures reproduites de Pritchard, ref. [3]]
Ainsi, la pression sur l’eau est forte, d’autant plus que ces bassins versants s’étendent souvent sur plusieurs pays avec un contexte géopolitique parfois instable. C’est le cas du bassin versant de l’Indus où, malgré un apport en eau élevé provenant en grande partie des larges surfaces englacées du Karakoram, la demande en eau augmente de façon exponentielle. En effet, l’irrigation est essentielle et galopante pour maintenir une agriculture suffisamment productive, ou l’hydroélectricité est en croissance constante, avec d’immenses barrages en cours de construction au Pakistan par exemple. Avec la décrue glaciaire observée dans la plupart des hautes montagnes d’Asie, hormis la zone de la Karakoram Anomaly, la contribution glaciaire au débit des grands fleuves est en augmentation. Selon les scénarios futurs d’évolution du climat, cette contribution devrait passer par un maximum vers 2030 à 2050, avant de décroître une fois que les glaciers auront suffisamment réduit. Prévoir ce maximum, appelé peak flow en anglais, en fonction des régions et des scénarios, est un enjeu majeur, pour faciliter les stratégies d’adaptation à mettre en œuvre [32].

Pritchard [3] s’est spécifiquement intéressé au rôle des glaciers des hautes montagnes d’Asie durant les périodes de sécheresses, considérées comme les catastrophes naturelles les plus dommageables dans cette région au cours du dernier siècle :

  • Les glaciers stockent de l’eau sous forme solide sur des périodes longues, typiquement plusieurs décennies ou plus, et soutiennent le débit des rivières en été. C’est le cas surtout dans les régions des hautes montagnes d’Asie où les étés sont secs, bien moins pour celles soumises aux moussons asiatiques qui fournissent des quantités importantes de précipitations, sous forme de pluie surtout, entre juin et septembre, période où les glaciers fondent.
  • En période normale, selon les bassins versants des grands fleuves, la contribution de la fonte glaciaire au débit des rivières est limitée, de moins de 1 % pour ceux soumis aux moussons, à quelques % pour les régions arides. Mais ce pourcentage croît de façon drastique durant les sécheresses, car d’une part la précipitation est inférieure à la moyenne (sécheresse) et d’autre part la fonte est en général accentuée (étés chauds).

La Figure 14 montre que l’apport complet de la fonte glaciaire -c’est-à-dire la perte de masse liée au bilan négatif des glaciers plus la fonte annuelle des précipitations solides accumulées sur les glaciers- peut dépasser 50% dans les régions les plus sèches de la partie nord-ouest de la chaîne. Dans un contexte de réduction des glaciers, de demande hydrique accrue, et d’une augmentation de la fréquence des sécheresses, la pression hydrique risque d’augmenter de façon inquiétante, avec une réduction drastique de l’eau de fonte disponible surtout au cours des mois de septembre et octobre.

3.5.2. Les risques naturels d’origine glaciaire

Les vidanges catastrophiques de lacs pro-glaciaires, lacs situés au front des glaciers et en général contenus par les moraines les plus récentes, (GLOFs en anglais) sont des phénomènes spectaculaires et parfois très meurtriers. Depuis 1936, 46 vidanges catastrophiques ont été reportés, et 15 événements supplémentaires, survenus depuis 1988 et détectés par satellite ont été ajoutés à ce catalogue [33]. Ces vidanges catastrophiques surviennent le plus fréquemment à l’est des hautes montagnes d’Asie et on dénombre seulement 5 à l’ouest de 85° de latitude est.

Cette répartition s’explique en partie par le fait que les glaciers situés à l’ouest, et notamment dans le Karakoram, ont peu reculé ces dernières années, contrairement aux glaciers situés plus à l’est. De façon surprenante, la fréquence des vidanges catastrophiques de lacs pro-glaciaires n’a pas augmenté au cours des trente dernières années, alors que les lacs pro-glaciaires se sont largement développés au cours de la même période. Cela montre que la relation entre la formation et l’accroissement des lacs pro-glaciaires et leur potentielle vidange catastrophique n’est pas forcément immédiate. Cependant cette étude manque de profondeur temporelle, car ces vidanges catastrophiques restent des événements rares, et doivent donc être documentés sur des périodes longues. Comme la fonte des glaciers des hautes montagnes d’Asie va se poursuivre, de nombreux lacs pro-glaciaires vont continuer à se développer, augmentant ainsi le risque de vidanges catastrophiques en particulier dans les régions où ils ne sont pas observés à l’heure actuelle, comme le Karakoram [34].

4. Message à retenir

  • Les hautes montagnes d’Asie sont exposées aux systèmes dépressionnaires des moyennes latitudes sur leur flanc ouest et aux flux de mousson sur leur flanc sud. Ces hautes montagnes entourent le plateau tibétain qui est une région très sèche.
  • Le réchauffement observé en hautes montagnes d’Asie au cours des dernières décennies est contrasté spatialement avec des valeurs atteignant 0,1°C/décennie dans les parties ouest et sud et excédant 0,5°C/décennie sur le Tibet.
  • Le réchauffement en hautes montagnes d’Asie est environ 11% plus rapide que sur les surfaces continentales situées aux mêmes latitudes. Le réchauffement moyen attendu à la fin du XXIe siècle dans cette région varie de +1,9°C à +6,5°C par rapport à 1995-2014 selon les scénarios d’émissions de gaz à effet de serre. On estime que ces niveaux de réchauffement seront associés à une diminution relative de l’étendue de la couverture neigeuse de -9,4% à -32,2% et à une augmentation relative des précipitations de + 8,5% à +24,9 %.
  • Les hautes montagnes d’Asie abritent les plus larges surfaces englacées hormis les calottes polaires, avec une surface totale actuelle avoisinant 100 000 km2.
  • Grâce aux observations satellites, nous avons une connaissance précise de l’évolution des bilans de masse des glaciers des hautes montagnes d’Asie, depuis 2000. En moyenne entre 2000 et 2019, ces glaciers perdent deux fois moins de masse que la moyenne mondiale, avec un bilan de masse moyen de -0.22 ± 0.05 mm w.e./an
  • Cette moyenne cache une forte disparité régionale, avec des pertes de masse fortes dans la partie sud-est de la chaine (-0.55 ± 13 m w.e./an entre 2000 et 2018) et un léger gain dans la partie nord-ouest (+0.04 ± 0.04 m w.e./an), qui s’explique par un changement des variables climatiques (principalement température et précipitation) et une sensibilité à ces variables spatialement hétérogènes.
  • Si le réchauffement global est contenu à +1.5°C d’ici à 2100, entre un tiers et deux tiers des glaciers auront disparu d’ici à la fin du siècle, selon les scénarios d’émission de gaz à effets de serre. Mais les disparités régionales seront fortes, les glaciers de la partie sud-est de la chaîne étant les plus vulnérables.
  • Les conséquences en termes de ressources en eau seront importantes, principalement dans les régions non affectées par les moussons asiatiques (parte nord-ouestde la chaîne), et surtout lors des épisodes de sécheresse
  • Avec l’augmentation des lacs pro-glaciaires, retenus par les moraines des glaciers en phase de recul (surtout dans la partie sud-est de la chaîne), le risque de vidange brutale augmente.

Notes et références

Image de couverture. Martin Ménégoz, en train de réaliser un puits dans la neige pour mesurer l’accumulation à 6350 m d’altitude sur le glacier Mera, devant l’Everest. [Source : © Patrick Wagnon]

[1] Immerzeel, et al. (2010): « Climate Change Will Affect the Asian Water Towers ». Science. https://doi.org/10.1126/science.1183188.

[2] Shean, et al. (2020): « A Systematic, Regional Assessment of High Mountain Asia Glacier Mass Balance ». Frontiers in Earth Science. https://doi.org/10.3389/feart.2019.00363.

[3] Pritchard, (2019): « Asia’s shrinking glaciers protect large populations from drought stress ». Nature. https://doi.org/10.1038/s41586-019-1240-1.

[4] Bookhagen, et Burbank (2010): « Toward a Complete Himalayan Hydrological Budget: Spatiotemporal Distribution of Snowmelt and Rainfall and Their Impact on River Discharge ». Journal of Geophysical Research: Earth Surface 115, https://doi.org/10.1029/2009JF001426.

[5] La troposphère est la couche de l’atmosphère terrestre comprise entre la surface du globe et la stratosphère. Sa limite supérieure, la tropopause, se situe à une altitude d’environ 8 à 15 kilomètres selon la latitude et la saison.

[6] La stratosphère est la deuxième couche de l’atmosphère au-dessus de la troposphère et en dessous de la mésosphère. Sa limite supérieure (stratopause) par rapport à la surface de la Terre a une altitude qui varie entre 12 et 50 km selon la latitude sur le globe.

[7] Les ondes de Rossby ou ondes planétaires sont des mouvements ondulatoires de la circulation atmosphérique de grande longueur d’onde dont l’initiation est due à la variation de la force de Coriolis selon la latitude, et qui peuvent être amplifiées par la topographie.

[8] Xu, Y., Ramanathan, V., and Washington, W. M.: Observed high-altitude warming and snow cover retreat over Tibet and the Himalayas enhanced by black carbon aerosols, Atmos. Chem. Phys., 16, 1303–1315, https://doi.org/10.5194/acp-16-1303-2016, 2016.

[9] Lalande, M., Ménégoz, M., Krinner, G., Naegeli, K., and Wunderle, S.: Climate change in the High Mountain Asia in CMIP6, Earth Syst. Dynam., 12, 1061–1098, https://doi.org/10.5194/esd-12-1061-2021, 2021

[10] Harris, I., Osborn, T. J., Jones, P., and Lister, D.: Version 4 of the CRU TS monthly high-resolution gridded multivariate climate dataset, Scientific Data, 7, 109, https://doi.org/10.1038/s41597-020-0453-3, 2020.

[11] Robinson, D. A., Estilow, T. W., and NOAA CDR Program: NOAA Climate Data Record (CDR) of Northern Hemisphere (NH) Snow Cover Extent (SCE), Version 1. [r01], NOAA National Centers for Environmental Information [data set], https://doi.org/10.7289/V5N014G9, 2012.

[12] Yatagai, A., Kamiguchi, K., Arakawa, O., Hamada, A., Yasutomi, N., and Kitoh, A.: APHRODITE: Constructing a Long-Term Daily Gridded Precipitation Dataset for Asia Based on a Dense Network of Rain Gauges, B. Am. Meteorol. Soc., 93, 1401–1415, https://doi.org/10.1175/BAMS-D-11-00122.1, 2012.

[13] En statistiques, la médiane est la valeur qui sépare la moitié inférieure de la moitié supérieure d’un échantillon.

[14] L’albédo (du latin albedo, qui signifie blancheur) est le pouvoir réfléchissant d’une surface, c’est-à-dire le rapport du flux d’énergie lumineuse réfléchi au flux d’énergie lumineuse incident.

[15] L’altitude médiane du glacier est l’altitude au-dessus de laquelle se trouve exactement 50 % de la surface du glacier. L’altitude médiane est souvent proche de l’altitude moyenne, mais elle est moins influencée par des petites surfaces englacées qui pourraient se trouver à très haute altitude.

[16] Sakai, et al. (2015) « Climate regime of Asian glaciers revealed by GAMDAM glacier inventory ». The Cryosphere. https://doi.org/10.5194/tc-9-865-2015.

[17] Miles, et al. (2021): « Health and sustainability of glaciers in High Mountain Asia ». Nature Communications, https://doi.org/10.1038/s41467-021-23073-4.

[18] Herreid, S. et Pellicciotti, F. (2020) « The state of rock debris covering Earth’s glaciers ». Nature Geoscience. https://doi.org/10.1038/s41561-020-0615-0.

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[31] Immerzeel, et al. (2020) « Importance and vulnerability of the world’s water towers ». Nature. https://doi.org/10.1038/s41586-019-1822-y.

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[34] Zheng, et al. (2021): « Increasing risk of glacial lake outburst floods from future Third Pole deglaciation ». Nature Climate Change. https://doi.org/10.1038/s41558-021-01028-3.


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Pour citer cet article : MENEGOZ Martin, BRUN Fanny, WAGNON Patrick (3 avril 2023), Les glaciers des hautes montagnes d’Asie face au changement climatique, Encyclopédie de l’Environnement. Consulté le 25 avril 2024 [en ligne ISSN 2555-0950] url : https://www.encyclopedie-environnement.org/climat/glaciers-hautes-montagnes-asie-face-au-changement-climatique/.

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